Du dieu des armées au Dieu désarmé

Dans la grande tradition de la théologie négative, apophatique (du grec apophasis, négation), le mystère de Dieu est indicible. On ne peut l’approcher que de manière négative en s’efforçant de dire de Dieu ce qu’il n’est pas. Dans cette perspective, la première vérité que l’homme raisonnable en quête de Dieu peut dire de lui, c’est qu’il n’est pas violent, que toute violence lui est étrangère. Il n’y a en lui nulle colère, nulle jalousie, nulle vengeance. Dieu est pure non-violence.

Cependant, cette image du Dieu de non-violence n’est pas celle qui a été longtemps privilégiée par l’homme religieux. Au contraire, l’image d’un dieu guerrier tient une place centrale dans l’archéologie religieuse de l’humanité. Les hommes qui font la guerre ne peuvent avoir d’autre dieu qu’un dieu guerrier. Car à qui peuvent-ils demander la victoire sinon au dieu des armées ? Ce sont toujours les hommes qui réquisitionnent Dieu pour faire la guerre ; Dieu ne réquisitionne jamais les hommes. La représentation de Dieu s’est trouvée ainsi prisonnière du stéréotype religieux archaïque d’un être qui recourt lui-même à la violence pour punir les hommes infidèles et qui n’hésite pas à faire la guerre contre les méchants. Ce n’est qu’en choisissant de rompre avec ce stéréotype d’un dieu justicier et violent que l’homme accède à la connaissance de Dieu qui est amour et bonté et dont l’agir à l’égard des hommes est pure gratuité, pure compassion et pure bienveillance.

Jésus a désarmé Dieu - plus exactement, il a désarmé les images que l’homme s’est faites de Dieu en l’imaginant à sa propre ressemblance. Il a renversé tous les dieux tout-puissants de leur trônes. La question théologique centrale, en définitive, est de savoir si Dieu est le "dieu des armées" ou s’il est le "Dieu désarmé". Il ne pouvait exister de pire perversion du signe de la croix que les croisades. Car, ainsi, le signe de la croix qui signifie la non-violence de Jésus a signifié la violence des chrétiens en prenant la forme d’une épée. Jésus a révélé que Dieu n’était pas tout-puissant, mais tout amour. La toute puissance n’est que l’illusion de la transcendance. Elle est en réalité son contraire. Car la force de la toute puissance est d’ordre matériel et non point spirituel. En imaginant un dieu tout-puissant, l’homme ne fait que projeter sa propre volonté de puissance.

Dieu est pure non-violence et il n’est possible de témoigner de lui qu’en devenant le témoin de sa non-violence. L’antithèse de la foi, ce n’est pas l’incroyance, mais la violence. Renier Dieu, ce n’est point ignorer qu’il existe, mais prétendre qu’il s’accommode de la violence des hommes, qu’il cautionne leur violence, pire encore, qu’il peut leur commander d’être violents.

Ainsi le Dieu de Jésus est désarmé et il invite l’homme à se désarmer. Dieu est désarmant. La rencontre et la connaissance du Dieu désarmé désarme l’homme. Il désarme son regard, son cœur, son intelligence, ses bras. Et seul ce désarmement de l’homme peut désarmer son adversaire. L’exigence évangélique de désarmement réfute l’argument "païen" selon lequel l’armement de mon adversaire rend nécessaire et vient légitimer mon propre armement. Car mon armement justifie le réarmement et le surarmement de mon adversaire. Et nous sommes entraînés ensemble dans une course aux armements sans fin qui prétend fonder la paix sur l’équilibre de la terreur, mais qui ne peut qu’engendrer la guerre.

L’exigence évangélique de "tendre l’autre joue" s’oppose radicalement à la vieille loi du talion qui est la loi de ce monde et selon laquelle l’homme imite la violence de son adversaire en lui rendant coup pour coup "œil pour œil, dent pour dent". Tendre l’autre joue, c’est briser le ressort de la rivalité fondée sur l’imitation de son ennemi et rompre ainsi le cycle perpétuel des revanches et des vengeances. Tendre l’autre joue, c’est permettre à son adversaire de prendre conscience de sa violence et de se désarmer lui-même.

Cette exigence exprime tout le radicalisme de la sagesse de l’Evangile, toute sa "folie". Elle est totalement inacceptable pour ceux qui vivent selon la sagesse de ce monde. C’est pourquoi elle n’est généralement pas acceptée. Et c’est pourquoi l’histoire des hommes est celle de leurs guerres.

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Jean-Marie MULLER

† 2021.
Fondateur du Mouvement pour une alternative non-violente.

Publié: 06/02/1998