Qu’est-ce qui fait qu’une prière est chrétienne ?

La prière n’est pas une expérience spécifique des chrétiens. Dans toutes sortes de cultures et de religions, l’être humain développe des manières de se tourner vers Celui qu’il reconnaît comme son origine, comme le maître du monde. On peut en effet retenir comme spécificité de l’acte de prière cette façon de se tourner vers quelqu’un, de s’adresser. Ce pourrait être une manière de différencier prière et méditation : celle-ci n’est pas toujours vécu comme une adresse à quelqu’un, ni même comme une manière de se tenir en présence de quelqu’un. La prière est parole, ou silence, adressée, tournée vers. Lorsqu’il prie, l’être humain reconnaît qu’il n’est pas clos sur lui-même, qu’il n’est pas auto-suffisant, mais qu’il reçoit son existence, sa vie, le monde dans lequel il vit.

Qu’est-ce qui fait qu’une prière est chrétienne ? La manière la plus simple, mais aussi la plus profonde de répondre est de dire qu’elle est vécue en référence au Christ : pas toujours adressée au Christ, mais référée à lui. Cette référence peut se trouver dans les mots utilisés, la prière chrétienne se nourrissant alors de l’Écriture, dans laquelle elle puise les expressions de son élan vers Dieu. On dira alors les paroles que Jésus a enseignées comme étant la meilleure manière de prier : Notre Père. On pourra aussi dire les paroles que les évangiles ont retenues et transmises de la prière de Jésus à son Père. On voit ici déjà que dans la prière chrétienne, le Christ peut avoir plusieurs fonctions : celle du maître, qui nous a enseigné la prière, et nous a dit comment faire ; celle du maître ou du modèle qui nous a montré comment faire. C’est ainsi que la prière chrétienne des psaumes, par exemple, est attentive au fait que ces textes ont été priés par des générations de croyants juifs avant nous, et donc qu’ils ont constitué l’essentiel de la prière de Jésus. La référence au Christ et à l’évangile peut être aussi plus large, c’est à dire que le croyant va aller chercher en Christ la nourriture de sa prière, sans pour autant se limiter à ce que le Christ a dit ou montré à propos de la prière. Ainsi, lorsqu’un chrétien donne à sa prière une dimension trinitaire, c’est bien grâce à l’enseignement de l’Évangile transmis dans l’Église qu’il peut le faire. Jusqu’ici, nous sommes dans des formes de références plus ou moins conscientes faites par le croyant au Christ. Mais théologiquement, il faut aussi dire que toute prière est référée au Christ en ce sens qu’elle passe par le Christ, seul médiateur entre Dieu et les hommes. La prière de l’homme qui se tourne vers Dieu est présentée par le Fils à son Père, est accueillie par le Père dans le Fils, qu’elle soit ou non explicitement proférée au nom du Christ.

La prière chrétienne est donc indissociable de la foi. Si l’on s’adresse à Dieu, c’est bien le signe que l’on a foi en son existence, en sa présence, en sa bienveillance. Celui qui prie ne peut savoir comment Dieu l’exaucera, c’est à dire ce que Dieu fera de sa prière, de sa demande. Mais il a confiance dans le fait que Dieu l’écoute, qu’il n’est pas indifférent à cette parole que l’homme lui adresse. Ainsi dans le psaume 87 : « Seigneur, mon Dieu et mon salut, en cette nuit où je crie en ta présence... » La prière est fondamentalement cri en présence de Dieu. Non pas cri dans la nuit ou le désert, mais cri en présence, cri proféré dans la certitude qu’il est entendu. Lorsque tous les appuis humains semblent faire défaut, lorsque l’injustice ou les conflits rendent particulièrement oppressante la solitude, le croyant sait, croit, qu’il y a auprès de lui celui qui écoute, celui qui sait (psaume 138). Aujourd’hui il n’est peut être pas inutile de souligner qu’il est question ici d’un acte de foi et non pas d’une expérience ressentie. La question n’est pas de sentir que Dieu est présent, mais d’y croire. Le ressenti sera toujours tributaire des aléas de la subjectivité, et ne pourra générer qu’une approche très réductrice de Dieu. Il est et son existence dépasse largement ce que ma sensibilité peut accueillir. Pourquoi la chaleur ou le bien être serait plus signes de la présence de Dieu ou argument en sa faveur que la nuit ou la douleur ? Eckhart disait que nous devons pas nous tourner vers un Dieu de pensée car lorsque la pensée disparaît, Dieu disparaît avec elle, mais nous tourner vers un Dieu de substance, c’est à dire Dieu qui est, et qui est présent, que je pense à lui ou pas, que je crois en lui ou pas. Nous n’avons pas à mettre Dieu dans nos vies, mais à reconnaître dans la foi qu’il y est. Et tôt ou tard, la foi passera par un saut de confiance dans l’inconnu, dans la nuit. Non pas je crois parce que je sens, mais je veux croire, je veux faire confiance alors que rien ne m’y pousse. C’est le miracle de l’amitié ou de la fidélité que nous pouvons vivre entre nous, c’est le saut de la foi en Dieu.

Le mystère de la présence de Dieu dans la nuit de la foi

Il y a donc un grand paradoxe à la source de la prière, dans cette affirmation de confiance en Dieu, alors que rien ne vient prouver sa présence. Celui qui croit s’adresse à celui qu’il n’a jamais vu, dont il n’a vu que des traces de la présence, traces qui ne sont jamais univoques au point d’emporter l’adhésion comme une évidence. S’il veut être respectueux de ce qu’est Dieu le croyant doit reconnaître que dans sa prière, il se place en présence de celui qu’il ne connaît pas. Mais cette inconnaissance n’est pas absence de connaissance, ignorance, sinon, on ne prierait pas. Nous pouvons dire que nous ne connaissons pas Dieu alors que nous nous tournons vers lui, parce que nous ne pouvons imaginer que nous le connaissons complètement, comme on peut dire qu’on connaît le fonctionnement d’un grille pain parce qu’on l’a démonté, ou qu’on connaît son appartement, parce qu’on en a exploré tous les recoins. De Dieu, on ne peut faire le tour. Et pourtant, il s’est donné à connaître, il s’est révélé, et le texte biblique nous transmet le récit de la rencontre de Dieu avec l’homme.

Si l’on peut se tourner vers Dieu et le prier, c’est bien parce qu’on se fait une idée de lui : on ne s’adresse pas à Dieu comme à une administration anonyme, on lui parle parce qu’on sait à qui on parle. Toute la question est d’être et de rester libre à l’égard des idées que l’on se fait de Dieu. Ainsi les noms que nous lui donnons et qui nous sont suggérés par la Bible sont des noms appropriés et pourtant aucun nom ne peut nous permettre de mettre la main sur Dieu. Dieu est toujours plus grand que ce que je peux dire de lui. C’est vrai qu’il est père, mais il n’est pas que cela, et il ne l’est pas à la manière humaine. Cela peut se dire de tous les termes que l’on utilise pour parler de Dieu ou à Dieu, ou pour désigner le Christ. Dire qu’il est notre frère, c’est vrai, ou qu’il est pour nous un médecin ou un maître, tout cela est vrai et pourtant très limité. Le problème n’est donc pas d’user de termes et de notions humains pour tenter d’approcher le mystère de Dieu : nous n’avons pas d’autre moyen à notre disposition. Ce qui peut être dangereux, c’est lorsque nous tombons dans l’illusion d’une délimitation de Dieu, d’une désignation juste et complète de Dieu par les termes que nous employons. Il est un père plein de tendresse, c’est vrai, mais il aussi un juste juge. Il veut notre bonheur, la paix est le signe de sa présence, c’est vrai, mais il se présente aussi à nous sous les traits du Serviteur souffrant qui n’avait plus figure humaine.

Si nous ne voulons pas mettre Dieu dans les petites boîtes de notre expérience, il nous faut inlassablement laisser nos mouvements personnels vers lui se laisser bousculer et critiquer par l’évangile. Plutôt que de sauter une page, ou une ligne qui ne nous plaît, et que nous préférons ignorer sous le prétexte que ce n’est plus d’actualité, qu’on ne peut s’exprimer comme cela aujourd’hui, recevons l’évangile comme l’inépuisable révélation de celui qui dépasse tout ce que l’on peut dire de lui. « Ô toi, l’au-delà de tout, n’est ce pas là ce que l’on peut chanter de Toi ? » affirme une belle prière patristique.

Il peut y avoir des situations où notre manière de parler de Dieu ou de parler à Dieu va se révéler très différente de celles des gens que nous rencontrons. Faut-il laisser le champ libre à la totale subjectivité, sur le mode « chacun lui parle comme il veut ? » jusqu’à laisser dire des choses contraire à la foi ? Faut-il au contraire arriver avec une forte conscience de sa mission et rectifier sans cesse « pour évangéliser », ou éviter de laisser la parole à d’autres croyants, malades ou familles, pour être sûr que l’on ne dise pas n’importe quoi ? Notre référence doit être l’évangile : devant une expression qui nous étonne, demandons nous toujours si une telle manière de s’exprimer peut trouver un appui dans l’Écriture. Si la manière de parler de Dieu de l’autre nous déroute mais qu’elle a une cohérence avec l’Évangile, rendons nous disponibles à ce qui peut nous faire découvrir une nouvelle dimension insoupçonnée du mystère de Dieu.

Piliers de la prière chrétienne

Adressée à Dieu en Jésus-Christ, la prière chrétienne peut connaître des formes très diverses. On peut cependant reconnaître quelques caractéristiques qui vont souvent par couple, comme pour nous éviter d’enfermer la prière dans une manière de faire. Chaque couple est là pour maintenir la prière dans une certaine tension entre deux extrêmes : ne garder qu’un pôle, c’est prendre le risque de tomber dans l’excès, parce qu’on a préféré éviter la tension.

Parole et silence

Chez l’être humain, la parole et le silence sont deux réalités connexes. Pas de parole possible sans le silence : si tous le monde parle à la fois, c’est le brouhaha, ce n’est pas la parole. Pas de silence humain qui ne soit référé à la parole : lorsque nous sommes sensibles au silence d’un endroit ou d’un moment, c’est parce que nous savons que ce lieu ou ce moment aurait pu être empli de bruit ou de parole. Même seul dans la nature, nous pouvons faire du bruit, nous pouvons éviter le silence par des paroles (combien parlent ou chantent seuls pour masquer l’angoisse de la solitude).

Il n’y a donc pas à sacraliser l’un ou l’autre : la parole parce que nous croyons en un Dieu qui parle, qui crée le monde par sa parole et s’adresse à l’homme par la parole ; le silence parce qu’il serait plus respectueux de la transcendance de Dieu. Soyons conscients des limites de la parole, ne croyons jamais avoir dit le mystère de Dieu parce que nous avons parlé de lui, mais ne renonçons pas à parler de lui, puisque c’est par la transmission d’une parole humaine qu’il a choisi de se faire connaître.

Si nous osons une pratique plus profonde du silence, alors notre rapport à la parole sera différent, il se fera moins bavard, plus sobre. Par exemple la prière d’intercession ou de demande, lorsqu’elle s’articule avec la prière silencieuse contemplative devient moins bavarde. On ne se croit plus obligé de décrire la situation à Dieu dans les moindres détails, de le prendre à témoin de ce qui nous arrive en le lui racontant, ni de lui expliquer en détail tout ce qu’il devrait faire. On peut se contenter de nommer ceux pour qui on veut prier, de les confier à la bénédiction de Dieu, ou d’entrer dans la prière avec eux, ou en leur nom.

Solitude et communauté

Ici encore, deux réalités connexes : il est vrai que la prière en communauté, dans la liturgie ou de manière plus spontanée, dans le silence vécu ensemble ou dans le chant peut soutenir grandement la prière et procurer une expérience marquante de soutien mutuel. Mais si l’on attend tellement de la communauté qu’on ne pratique jamais la prière seul, la communauté n’apportera rien. Elle n’est pas un bateau, un porte-avion ; elle est la communion de ceux qui prient.

Deux textes évangéliques nous parlent de la prière, en mettant chacun l’accent sur l’un des termes. « Si tu veux prier entre dans ta chambre et prie ton Père dans le secret » : une invitation forte à la prière solitaire, moment d’intimité avec Dieu. « Lorsque deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis au milieu d’eux. » : un enseignement fort sur la présence réelle du Christ dans son Église en prière. Nous n’avons pas à choisir un texte et donc une forme de prière en déclarant qu’elle est la bonne ou la plus profonde. Nous devons inlassablement trouver les moyens d’articuler les deux formes, pour vivre la solitude en communion, et vivre la communauté sans dispersion. Nous ne sommes jamais en dehors du corps du Christ, même dans la solitude de notre chambre, et nous ne sommes jamais dissous dans la masse des croyants, engagés dans un mouvement collectif qui dissoudrait notre relation personnelle à Dieu. Membre du corps du Christ, de même nature que lui et que nos frères, nous avons cependant pour Dieu un nom spécifique que lui seul connaît.

On a tendance à privilégier aujourd’hui l’expérience personnelle, dans une culture qui favorise l’individualisme. Parce que l’expérience chrétienne est vécue au sein du corps du Christ qu’est l’Église, le croyant ne cesse de vivre la relation entre son chemin personnel, unique, et ce qu’il reçoit de ses frères et sœurs dans la foi. Vivre une expérience non seulement spirituelle, mais religieuse, c’est se nourrir des racines que donnent une tradition. La tradition chrétienne, c’est avant tout une somme d’expérience ; les chemins que nous parcourons n’ont pas à être inventés, d’autres croyants les ont parcourus avant nous. Ils nous enseignent une manière de vivre, une manière de prier. Il n’y a pas qu’un seul chemin, « une seule demeure dans la maison du Père », la vie de l’Église a développée des formes diverses de prière qui ont leur originalité, leur cohérence propre. Ici encore, il faut être bien conscient qu’aucune manière de prier n’est la bonne, la plus profonde ou la plus chrétienne. Se mettre à l’école d’une tradition, à l’écoute des grands maîtres spirituels, c’est non seulement s’inscrire dans une lignée, entrer dans un mouvement séculaire, mais aussi reconnaître que nous avons tout à apprendre.

Accueil de Dieu et mouvement vers Dieu

Troisième couple : le mouvement entre Dieu et celui qui le prie n’est pas à sens unique. Si l’homme se tourne vers Dieu, c’est en réponse à un amour et à une parole qui toujours le précède. Aussi le mouvement vers Dieu est intimement lié à l’accueil de Dieu. Nous nous tournons, nous marchons vers celui qui nous habite et dont il nous faut tout d’abord accueillir la présence. Privilégier l’accueil et le don de Dieu, c’est prendre le risque de la passivité, de la démission de notre dignité propre d’être humains pour faire de nous de simples réceptacles. Privilégier le mouvement vers Dieu, c’est prendre le risque du volontarisme, la vie spirituelle devenant une conquête à la force du poignet. Accueillir l’amour de Dieu ne nous paralyse pas, mais au contraire nous met en route, la rencontre de Dieu ayant pour effet d’augmenter en nous le désir de Dieu au lieu de l’éteindre. Accueillir l’amour de Dieu, c’est découvrir un peu plus son immensité, comme disait Grégoire de Nysse, « c’est voir qu’il est invisible ». Invisible mais pas opaque. Invisible comme un paysage qui sans cesse se dévoile aux yeux du marcheur et jamais ne peut être saisi d’un seul coup d’œil.

Vous pouvez poursuivre vous-mêmes la réflexion en réfléchissant sur d’autres dimensions de la prière chrétienne qu’il faut savoir tenir ensemble : rituel/expression libre, influences réciproques entre prière et action...

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Jean-Marie GUEULLETTE o.p.

Maître de conférences à la Faculté de théologie de Lyon.

Publié: 01/06/2005
Les escales d'Olivier