Le goût de la foi (1/3)

Initiation Chrétienne et catéchèse

Conférence donnée par le père Jean-Marie BEAURENT à Montpellier, le 6 décembre 2008, retranscrite par Monique Rodière.

Claude Azéma vient de nous retracer tout l’itinéraire et les grands tournants de la catéchèse : c’est effectivement en écoutant les leçons de l’histoire que nous pouvons devenir plus vigilants dans ce qu’il faut faire pour chaque époque… si tant est que nos pères n’étaient pas intelligents ! mais eux-mêmes étaient héritiers d’une histoire et ont négocié les tournants qu’il fallait au moment où il le fallait.
Nous sommes donc à un grand tournant et nous sommes porteurs d’héritages très riches : l’héritage de la réflexion pédagogique, l’héritage du catéchuménat, l’héritage aussi de l’action catholique, avec cet art de discerner dans la vie concrète les traces de Dieu et à quoi ça nous engage… L’héritage aussi de notre civilisation, de notre culture, dont on voit, bien sûr les limites, aujourd’hui plus que jamais, mais dont on perçoit aussi les fantastiques avancées : en particulier, ce respect de la liberté individuelle qu’on a en Occident… L’importance aussi de la problématique difficile de l’éducation : que transmettre aux autres générations ?... L’importance dans l’éducation, de la corrélation : l’enfant, le jeune, et même l’adulte, devant se former toute sa vie, ne serait-ce que pour conserver son boulot, pour ne pas être dépassé par les enjeux du temps, doit devenir collaborateur de sa propre formation, s’approprier lui-même, avec responsabilité, sa propre formation... Ce sont là des acquis de notre expérience d’Eglise croisée avec l’expérience humaine. C’est très important d’être conscient de ce bénéfice du dialogue avec la culture d’aujourd’hui…

Mon propos est peut-être plus élémentaire. En effet, il faudrait beaucoup de temps pour parler de ces grands moments de la catéchèse, du catéchuménat, de l’expérience d’appropriation de la foi, dans la personne et dans les communautés… de la co-responsabilité, aussi, de toute une communauté dans cette transmission…
Je me situerai d’un point de vue plus modeste, le point de vue du naïf de service… c’est-à-dire du théologien ou du philosophe !... parce que le philosophe comme le théologien, ce sont, des « naïfs », des gens qui s’étonnent, qui s’étonnent des choses… Je vous partagerai donc mon étonnement à trois niveaux :

 d’abord mon étonnement devant les problèmes de la transmission… Mais pas uniquement de la transmission de la foi !... de la transmission toute simple, toute humaine. De quelle transmission parle-t-on ?... Et en quoi ces différents enjeux de la transmission nous interrogent quant à la pertinence, ou l’impertinence de nos convictions et donc aussi de notre foi. Car notre manière de vivre et notre foi se posent des questions sur leur manière de se transmettre ...

 dans un deuxième temps, j’aimerais m’étonner devant une forme de transmission (parce qu’il y a 36 formes de transmission !...), c’est la transmission d’un bonheur, d’un sens de la vie, qui réjouit le cœur de l’homme, qui donne goût à la vie. Et là, c’est justement tout le problème de l’initiation… Parce qu’il y a des transmissions qui transmettent des choses, des savoirs, mais qui ne transmettent pas forcément le goût de connaître et de vivre ! et c’est tout le problème !... Comment l’initiation,… et l’initiation toute humaine… l’initiation qu’on trouve même dans des religions qui ne sont pas la nôtre,… en quoi cette expérience humaine, (que l’anthropologie essaie d’approcher) peut nous donner quelques lumières sur notre propre initiation chrétienne ?...
 et puis, dans un troisième temps, évidemment, j’aimerais m’étonner de l’originalité de l’initiation chrétienne !... Parce qu’elle a sa spécificité !… On n’initie pas de la même manière dans l’islam que dans le christianisme… on n’initie pas de la même manière dans l’hindouisme que dans le judaïsme… et on n’initie pas non plus de la même manière, quand on prépare sa Bar Mitzva, dans le judaïsme, que dans le christianisme où, apparemment, l’initiation s’appuie sur une expérience de rencontre …

I – L’ART DE LA TRANSMISSION

1. Quelle transmission ?

Il est clair que notre motivation d’en parler aujourd’hui vient d’un moment un peu particulier : on se dit « les jeunes ne savent plus rien !... les gens ne savent plus rien !... quand ils viennent demander un sacrement, il faudrait tout reprendre à zéro !... les motivations sont ambiguës !... » Bref, on sent qu’il y a une rupture dans la transmission, une rupture dans la tradition de la foi.
Ne nous effrayons pas ! c’est le lot de l’humanité en général de vivre ce moment de crise ! de se dire « il faudrait tout reprendre à zéro ! il faudrait retravailler vraiment nos manières de transmettre parce qu’elles ne sont plus adaptées à notre monde moderne ! » La manière de transmettre de l’homme préhistorique, ça ne devait pas être si évident !... apprendre à un gamin à tailler un silex… c’était sûrement une sacrée gageure !... Et d’une certaine manière, c’est çà qui définit l’humanité en elle-même : c’est une crise permanente de la tradition ! « Ah, si jeunesse savait,… et si vieillesse pouvait !... » Et c’est précisément pour çà que les vieux se disent « il est temps de leur transmettre quelque chose sinon ils vont aller au casse-pipe !... il est temps de transmettre un art de conduire la bagnole, sinon ils vont se foutre dans le fossé... surtout les samedis !... il est temps de leur transmettre une prudence élémentaire par rapport aux drogues et à l’alcool !... évidemment que les jeunes vont se retrouver en morceaux s’ils ne songent qu’à s’éclater !... »
La question de la transmission est une question élémentaire de notre humanité.
Souvenons nous de la fable de La Fontaine, Le laboureur et ses enfants : qu’est-ce qu’il faut transmettre ?... un trésor ?... les enfants vont fouiller partout mais ils ne vont pas le trouver… la terre ?... peut-être qu’ils devront la vendre… mais il y a une chose qui est à transmettre et qui, d’une certaine façon, est la garantie de plus-value, qui est indestructible, c’est le sens du travail ! L’humanité se transmet par le sens du travail. C’est-à-dire le sens de cultiver ce qu’on a reçu… et pas seulement de recevoir ce qu’il y a dans l’ordinateur, ce qu’il y a dans les livres, ou même dans la mémoire de l’élite !... il s’agit de retravailler ça, de donner de la plus-value à un stock de choses, d’informations, pas seulement une manière de se l’approprier, mais aussi de donner de la valeur supplémentaire. C’est çà la culture : travailler le donné, le reçu. Si, comme dit la Genèse au chapitre 2, quand la culture peut devenir une offrande… une offrande d’un bouquet, une offrande d’un objet artistique, une offrande de quelque chose qu’on a rendu beau, une offrande de soi, parce qu’on s’est préparé, on s’est mis en dimanche, on a fait un effort, alors, la transmission atteint son plus haut niveau.
« Voilà, j’ai fait ce que j’ai pu, mais ce que Tu m’as donné, voilà ce que j’en ai fait » !… Le talent !... Voilà l’humanité !… l’humanité c’est la transmission non pas d’un talent, mais la transmission qui a fait doubler, tripler, centupler le talent !

2. Transmettre un savoir, un savoir faire, un savoir être, un savoir goûter

Notre transmission, ce n’est pas seulement la transmission de doctrines, de savoirs, d’opinions… c’est l’apprentissage de procédures, d’exercices, de savoir-faire. Ce n’est pas le savoir qui est à transmettre, c’est le savoir faire avec le savoir !... Si c’était simplement le savoir, la catéchèse reviendrait à mettre la clé USB remplie de données théologiques ou bibliques, de prendre toutes les informations du Catéchisme de l’Eglise catholique et les mettre sur notre ordinateur, et on aurait ce qu’il faudrait croire !...
La manière de transmettre, pas seulement de se procurer des savoirs, des opinions, de se faire son petit caddy, sa petite sauce syncrétiste avec les ingrédients qu’on aura récoltés à droite et à gauche dans les religions… c’est entrer dans un travail d’enfantement d’une humanité qui a reçu, certes, d’une humanité précédente, qui certes, a reçu d’une expérience chrétienne, mais qui actualise cette expérience… et qui la prépare pour la génération suivante…
Parce que le problème de la transmission, ce n’est pas seulement d’apprendre à savoir faire, avec ce qu’on a reçu, mais c’est de savoir soi-même, à son tour, transmettre… Autrement dit, ce que nous faisons dans la transmission, l’éducation, c’est pas seulement apprendre des maths, apprendre de l’histoire ou de la géographie, c’est apprendre à apprendre soi-même, à faire apprendre soi-même…
Là on rejoint un des fondamentaux de la catéchèse d’adultes : il faut transmettre de telle sorte que l’adulte puisse redire dans ses mots ; à partir du moment où il doit enseigner lui-même et transmettre lui-même, il commence à comprendre !... vraiment à comprendre ! à se dire « voyons, j’ai reçu çà, je me suis fait ma petite sauce d’opinion ; mais maintenant comment je vais le dire à mes gosses ? et qu’est-ce qu’il faut transmettre au-delà de moi pour qu’eux-mêmes puisse transmettre à leur tour ce qui est essentiel... »… C’est un labeur humain… après les tâches !!!... et çà, c’est l’art d’être humain, c’est l’art d’être grand-père, d’être un ancêtre… oh, pas d’être vieux !... justement, ce n’est pas être vieux !... mais c’est se dire « voilà, j’ai vécu ça, je te le raconte. Et toi, qu’est-ce que tu vis ? raconte-moi ta cour de récréation… »…Et le gamin raconte ce qu’il a reçu du grand-père, à sa manière à lui ; quand il se marie, il va le redire à ses gamins, en se souvenant de ce que le grand-père a dit. Il va le redire à sa manière à lui, transfigurée, et là, il va mesurer toute la difficulté de la transmission… mais c’est là aussi qu’il va apprendre à s’approprier ce qui vaut le coup de transmettre.
Et c’est çà qui m’étonne, cet art de la confiance dans la transmission. Finalement, çà touche à la racine même de l’humanité… C’est un combat très difficile à mener… aujourd’hui, nous savons bien que, dans beaucoup de milieux, les parents démissionnent de ce labeur … Il y a effectivement un risque énorme de déshumanisation à partir du moment où ce climat de confiance intergénérationnel est en train de se perdre ; c’est un des fondamentaux rappelé par la catéchèse. L’intergénérationnel !… mais c’est autre chose que de rassembler les gamins et les grand pères un dimanche ! çà va beaucoup plus loin que çà !... C’est la prise en compte de la finalité même de la transmission : créer un climat de confiance qui permet au grand-père de parler à la génération d’après la génération des enfants, en vue de donner au plus petit le goût de transmettre lui-même quand il sera grand !... Une catéchèse d’adulte, mais sans perdre de vue la catéchèse des enfants… et catéchèse des enfants sans perdre de vue la catéchèse de la mémoire, la transmission d’un savoir faire et d’un savoir raconter, en vue de cette appropriation de génération en génération… Cela me semble être un point sur lequel on aurait à redevenir compétent !...
On a une chance quand même assez extraordinaire, c’est qu’on a des trésors d’expériences, d’expériences communautaires, d’expériences d’églises différentes, de communautés différentes… ce sont des richesses ! comment ne pas les perdre ?... La liturgie de ce point de vue est intéressante parce qu’avec sa stabilité rituelle, elle nous permet de nous relancer dans la réappropriation…
Donc, transmettre pour s’approprier et en même temps pour transmettre à son tour… ce qui va évidemment amener à poser la question, pas seulement des procédures de transmission, mais du contenu même des transmissions. Ce débat où on oppose « contenu » à « forme » de la transmission est un débat stérile !... on est dans l’impasse si on oppose ces choses… Il y a une forme qui doit respecter le contenu, et il y a un contenu qui ne se transmet pas n’importe comment !... et tout çà doit tenir compte de l’interlocuteur, de celui à qui on s’adresse, le destinataire !... et le destinataire, il est co-acteur de la transmission elle-même. Il y a vraiment une corrélation entre ces pôles… D’ailleurs, cette expérience de la corrélation en catéchèse avait été étudié, il y a une vingtaine d’années, dans des thèses un peu savantes : on devrait revenir à ce concept-là de manière plus systématique…

3. Que transmettre d’essentiel ?

Si on transmet des choses, c’est que ces choses-là nous paraissent importantes. C’est que, d’une certaine façon, on a élagué, on a oublié (le principe de l’oubli est un principe actif : on ne perd pas les souvenirs, on les estompe !) Ça veut dire qu’il y a eu un travail de hiérarchisation, de retour au cœur de ce qu’il faut transmettre, au cœur de la foi. L’agencement intelligent, pédagogique d’une transmission nécessite de repérer l’essentiel. Tout le problème est là !... Comment aller à l’essentiel quand on transmet ?... Et tous les risques sont là aussi… le risque de mettre l’essentiel dans quelque chose de secondaire !... Mais, qui peut vérifier ?... Evidemment, si ce qu’on a à transmettre c’est une expérience très personnelle, très individuelle… si c’est une émotion, un sentiment, quelque chose dont on aimerait parler, parce que ça a bouleversé notre vie, etc… c’est de l’ordre d’un témoignage individuel, et c’est tout à fait respectable et même quelquefois passionnant… Mais le problème, c’est la transmission de quelque chose que l’autre va devoir s’approprier et qu’il va pouvoir transmettre à la génération suivante !... çà suppose qu’on parte d’un présupposé que l’essentiel qu’on va essayer de lui partager va, non seulement l’intéresser, mais être tout aussi fondateur pour lui que pour nous… Donc, il faut un minimum de communauté de sens, de communauté d’essentiel
Imaginons un grand père qui parle à son petit fils de ses mémoires de guerre : « qu’est-ce que je vais lui raconter ?... mes histoires de guerre de 39-45, ça ne va pas l’intéresser !... mais par contre, lui raconter ce que j’ai vécu avec les » boches » dans le temps, lui raconter en vue de lui dire : tu sais, l’Allemagne, c’est important ! l’Allemagne, c’est pas les « boches »… moi, j’ai connu les « boche »s, mais tu sais, l’Allemagne c’est beaucoup plus que les « boches », c’est beaucoup plus que les nazis, c’est beaucoup plus que les camps de concentration… l’Allemagne c’est Goethe, tous les romantiques c’est Kant, Schelling, Hegel, … c’est un pays extraordinaire, c’est la Bavière, c’est la bière et le bon vin de Moselle !... c’est un bonheur de vivre, et de vivre en Europe !... les premiers inventeurs de l’Europe, c’est les Lotharingiens, c’est les Ottoniens de l’an mille !... et eux-mêmes étaient héritiers intelligents de toute la tradition byzantine… » Donc, si le grand père raconte son choc émotionnel, le gamin ne va pas l’écouter !... mais si, par contre, lui qui part en Allemagne faire un stage de langues, s’il entend parler avec admiration de ce qui pourtant a été un drame dans la vie de son interlocuteur… n’est-ce pas là qu’il va pouvoir s’ouvrir à autre chose qu’à sa propre émotion et pouvoir construire sa propre expérience ?
Revenir à l’essentiel, n’est-ce pas faire un travail sur soi, un travail sur sa propre mémoire… et surtout, si c’est une mémoire collective, il faut que la collectivité elle-même fasse ce travail « d’essentialisation » pour dire cette re centration sur ce qui est important, pour que la confiance passe au travers des générations… La confiance qui donne de l’intelligence, et l’intelligence qui met en confiance !...
Evidemment, ça suppose qu’il y ait un minimum de tact avec ce qu’on a reçu, de doigté avec ce qu’on élague, de respect avec l’héritage, et de respect de l’autre à qui on le transmet… C’est un travail de discernement pas facile !
Transmettre farine, œufs, beurre, sel, pour faire un gâteau… pas de problème ! Mais transmettre une recette qui enchante le palais !... Faire quelque chose en vue de transmettre du goût, le goût de le goûter… Vous savez très bien vous, les mères de famille, qu’il n’y a rien de plus conservateur que le goût des enfants, et que si vous leur servez des trucs étranges, ils disent « j’aime pas !... Mais pourquoi ? t’as déjà goûté ?... non ! mais j’aime pas ! »

4. Savoir transmettre le goût de vivre

C’est aussi le problème de la transmission. Comment faire entrer dans un bonheur de goûter ?... Pour çà, il faut une communauté de goût, où on apprend à goûter… les chevaliers du taste- vin !... Si vous voulez transmettre du picrate, c’est facile, il n’y a qu’à aller au Discount du coin et vous en aurez en cubitainer… Si vous voulez vraiment faire goûter un très, très bon vin, il faut que vous l’ayez goûté vous-même, parce que si vous vous fiez uniquement à l’étiquette, vous risquez d’avoir des surprises !... et çà veut dire que votre discernement sur la qualité du produit, il faut qu’il soit éclairé… éclairé comment ? par le fait que vous l’ayez déjà goûté avant !
Alors, comment sauver le goût ? le goût d’apprendre, le goût d’essayer, le goût du sport, le goût de la bonne cuisine, le goût des maths, le goût de l’histoire ?... Il y a des profs qui transmettent des savoirs mais qui ne donnent pas goût à savoir !... Cela veut dire qu’il faut, d’une certaine manière, anticiper, proposer, si vous voulez que l’autre puisse dire « bah ! pourquoi pas… t’as l’air de te régaler, fais-moi goûter… » Evidemment, c’est possible qu’il n’aime pas ! mais c’est possible aussi qu’il aime !... Mais si vous n’avez pas expérimenté vous-même les choses au préalable et que vous n’invitez pas au bonheur d’un bon « Mouton-Cadet », vous pouvez toujours boire tout seul, mais quelle horreur que de boire seul !... Donc, si vous en restez simplement à mijoter vos petites valeurs dans des clubs, dans une génération ou en privé, vous vous priverez d’un bonheur supplémentaire qui est de voir l’œil de celui qui boit à votre verre s’éclairer !... Un bonheur partagé triple le bonheur ! N’y a-t-il pas plus de joie à donner qu’à recevoir ?
C’est une transmission problématique, bien évidemment !... Ce n’est pas automatiquement parce que vous allez proposer que l’autre va dire « oui » ou que l’autre va apprécier… c’est simplement que vous allez laisser l’autre s’approprier librement le bonheur que vous avez ressenti, c’est tout !... Donc transmission problématique, mais transmission qui n’est pas une simple reproduction d’un clone de savoir, d’un clone de technique, de savoir-faire, mais qui est l’entrée dans un savoir goûter !
C’est un climat, tout ça… l’art de transmettre, c’est l’art d’entrer dans une réciprocité, dans un banquet où on se partage des bonheurs, dans un « goûter » de la vie… C’es le climat même de la foi qui, en transmettant une mémoire, en transmettant un bonheur, se dit, comme le psalmiste « qu’il beau, qu’il est bon d’habiter en frères tous ensemble… »
Alors, bien sûr, la foi ne se transmet pas comme un verre de vin !... quoi que… C’est quand même curieux qu’au sommet de la transmission de la foi il y ait la transmission d’un bout de pain et d’un peu de vin !... que le sommet de la communion se signifie par le goût… qui commence par une écoute et qui se termine par un goûter… C’est indicatif ! ça veut dire que, d’une certaine manière, le goût du bonheur que nous transmet le Christ lui-même dans ses sacrements, intègre tous les niveaux de notre être, et en appelle à tous les niveaux de notre être, y compris même le niveau le plus intime qui est le goûter… « Goûte-moi ! »… c’est pas seulement « goûte-moi çà », c’est « goûte-moi ! »… La transmission de la foi, c’est, au sommet, la transmission d’une présence qui se laisse assimiler, goûter, partager comme du bon pain… Regardez comme un des passages de l’Apocalypse le plus étonnant c’est quand on voit celui qui frappe à la porte et celui qui lui dit d’entrer : « il m’ouvrira et nous souperons ensemble » , et nous causerons ensemble … alors la transmission se fait ! alors la génération suivante le reconnaît à la fraction du pain !... et à Emmaüs, on comprend que le partage de parole, la conversation allait jusque là, jusqu’à ce partage de vie… et on comprend comment les Ecritures, c’était cette lente transmission d’une expérience qui va aboutir jusque là : « notre cœur n’était-il pas tout brûlant quand il nous expliquait… »
Alors, voilà le problème de la transmission… enfin, c’est pas un problème ! disons que c’est devenu problématique en temps de crise… Mais, encore une fois, c’est normal qu’on soit en crise, et finalement, cela nous ramène à la question :« qu’est-ce que je dois transmettre au moment où les poins de repère s’évanouissent ? »… C’est quand même curieux qu’il faille des tournants de siècle pour nous rappeler à chaque fois « quels sont tes fondamentaux ?... qu’est-ce que tu vas transmettre aux gamins ?... qu’est-ce que tu vas partager à tes collègues ?... de quoi causer ensemble ?... »

5. La transmission du bonheur d’être

Evidemment, cette expérience de la transmission est vaste, elle peut couvrir des champs très divers. Mais les sociétés humaines ont engrangé aussi une expérience très importante qui est la transmission, non plus d’un savoir, d’un savoir faire, mais d’un savoir être… plus précisément, d’un bonheur d’être. Et, d’une certaine façon, elles sont toujours nos maîtresses, nos éducatrices, en ce sens qu’elles ont compris peut-être plus violemment que nous, plus abruptement que nous, que vivre c’est pas seulement être propulsé dans l’existence, dans l’absurde d’être, mais c’est être appelé par du bonheur d’enfanter ! enfanté, appelé à être, pour du bonheur d’être !... Et que l’être, çà a du goût, çà a du sens !...
Ce n’est pas seulement un fait brut, « je suis là parce que je suis là » ; çà c’est de la philosophie de Heidegger (ou du moins ce qu’on voulu lui faire dire dans la tradition Sartrienne) : je suis là, je suis propulsé dans l’air avec armes et bagages, et maintenant je suis devant ma mort en me disant « je vais essayer de donner du sens à tout çà »… Devant l’absurde, Sartre : devant le mur de l’absurde, je suis bien obligé de me dire « je vais projeter du sens à partir de moi… moi, jeté là pour la mort… De toute façon, je suis là pour le trou ! donc le temps qui me reste… je pourrais me flinguer tout de suite, çà donnerait du sens à ma vie… mais je peux aussi décider qu’il y a des espaces en face de moi et que je mets du sens là où il n’y en a pas… »
Et bien, çà, c’est à l’antipode même de l’expérience des sociétés humaines !... Je ne dis pas qu’à certains moments on n’a pas la tentation de l’expérience de l’absurde, çà peut arriver… mais, en général, c’est précisément pour prévenir ces moments-là, les moments de détresse d’être, que les sociétés primitives inventent l’initiation
En fait, l’initiation, c’est l’invention d’une transmission spéciale, dramatisée, qui va propulser l’être brut biologique, l’enfant… Si on le laisse faire, l’enfant restera un enfant tout le temps, il vivra d’après ses pulsions, pervers polymorphe et angoissé permanent… il considèrera que le monde est un jeu qui doit fonctionner comme ses jeux vidéo, selon le virtuel de ses désirs et il sera en détresse quand la vie les lui ôtera… et très vite, d’ailleurs, la réalité va le ramener à de dures échéances !... Il faut anticiper sur ce genre de leurres… sur l’absurde, et sur le leurre du virtuel… Les sociétés primitives inventent un « protocole de médecine préventive » !... de médecine de l’âme, de médecine de l’être ! Il faut anticiper sur cette impasse qui nous fait dire « tout doit correspondre à ce que je désire », ou l’autre impasse « je suis un être absurde et il n’y a aucun sens à vivre »… Donc, deux écueils à éviter qui nous entraînent à la mort !... qui nous entraînent à l’illusion totale, c’est-à-dire à la mort de l’âme, ou à la lucidité cynique, « tout le monde va au trou et il n’y a que ça de vrai »… Les gens naviguent entre ces deux écueils et il faut les aider en disant « avançons ensemble ! »… la communauté est là pour te guider : « évite ces deux tentations !... il faut faire confiance à la vie parce que la vie a du sens ! » Et toute la mémoire humaine, tout le capital d’histoires, de légendes, de mythes, de religions, de morales, de sagesses, tout çà est là à la rescousse de la transmission pour dire « tu es, et c’est beau d’être ! çà a du sens d’être ! et on te fait confiance parce que tu es beau, tu es vrai ! La vie a mis de la bonté en toi !... »

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Jean-Marie BEAURENT

Prêtre du diocèse de Cambrai, directeur de l’Institut international foi art et catéchèse (†2009).

Publié: 01/05/2015