Mieux vaut saucisse pas chère que poisson luxe
Ils s’appelaient Jamil, Ahmad ou Mohammed. Ils avaient tous dans les quinze ans. Je les ai vus, de mes yeux vus, vivre le Ramadan. Sérieusement. Ne mangeant rien, ne buvant rien, pas même leur salive. Ne jouant plus au basket pour ne pas risquer d’avoir trop soif... Et cela de l’extrême matin jusqu’à la nuit tombante des longues journées de juin.
Plus de trente ans après, je ne peux oublier que l’islam apprit la tradition du ramadan par les chrétiens et les juifs du VIIe siècle ; il m’arrive alors de penser que les musulmans d’aujourd’hui vont peut-être nous réapprendre ce que nos pères dans la foi leur ont donné et que nous avons trop oublié.
En attendant, le Carême est commencé. Quoi faire de ces quarante jours d’entraînement spirituel plus intensif ? Quoi faire pour nous entraîner à la Résurrection ?
Il s’agit tout d’abord de nous réconcilier avec nous-mêmes. Ce n’est pas si simple de s’aimer humblement soi-même. Si faible trop souvent, mais plus fort grâce à Dieu pour reprendre en main le gouvernail de notre vie. Ce n’est pas rien d’affronter une idole, qu’elle s’appelle alcool, tabac, TV, vitesse ou quelqu’autre faiblesse : chacun connaît la sienne.
C’est le temps du jeûne.
Il s’agit aussi de nous réconcilier avec les autres. Avec ce prochain proche que je connais bien et dont je suis coupé. À qui j’ai fait mal ou qui m’en fait. Il n’est pas si facile d’offrir un pardon ou de le recevoir s’il m’est offert. Mais aussi avec tous ces prochains plus lointains que je ne connaîtrai jamais : en conscience, je leur dois les économies que je vais réaliser en quarante jours de vie plus simple et moins coûteuse, avec ou sans poisson. Dans un français approximatif, un prêtre d’origine étrangère disait à ses paroissiens de l’hexagone : « Il vaut mieux saucisse pas chère que poisson luxe »... Quant au CCFD ou SOS, ils sauront mieux que moi répartir ce que je dois aux bien plus pauvres que moi.
C’est le temps de l’aumône.
Il s’agit surtout de se réconcilier avec Dieu, de l’accueillir tel qu’il se donne à voir dans la Passion du Christ. De l’accueillir tel qu’il se dessine, sous les traits de ce Père qui veut pardonner infiniment ses deux fils, celui qui se croit "prodigue" à jamais perdu, et celui qui se croit trop vite « parfait et méritant », l’orgueil de la vertu est sans doute le pire...
Si seulement chacun recevait le sacrement du Pardon ! Si seulement chacun retrouvait l’humble chemin d’une pratique dominicale régulière.
C’est le temps de la prière et du pardon.
Encore trois consignes ; elles ne sont pas de moi :
« Si tu jeûnes, ne prends pas un air abattu », « Si tu fais l’aumône, ne fais pas sonner de la trompette », « Si tu pries, ne le fais pas pour te montrer ! », « Ton Père voit ce que tu fais en vérité : il te le revaudra ! » (D’après ).
Archevêque de Cambrai († 2018).
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