Jeudi saint (28/3) : Commentaire

LA NUIT QU’IL FUT LIVRÉ - La Cène du Seigneur

Depuis que la réforme liturgique a redonné aux jours saints leur caractère éminemment pascal, le Jeudi saint a retrouvé sa véritable “mystique”, la célébration de ce qu’il y a de plus central, d’unique dans notre foi : le passage (la Pâque) de la mort à la résurrection.

L’aspect ’mort’, mais d’une mort libératrice, est déjà indiqué dans la première lecture où la libération juive est scellée dans le sacrifice d’un agneau, agneau qui préfigure le Christ, l’Agneau de Dieu qui enlève le péché (l’aliénation) du monde et qui nous donne ainsi notre vraie liberté. Mais c’est surtout Paul qui met en valeur le lien étroit entre l’eucharistie et la mort du Christ en croix, quand il cite les mots de Jésus : ceci est mon corps, mais son corps qui est (livré) pour vous ; cette coupe est la nouvelle Alliance, mais en mon sang versé sur la croix. Et Paul de conclure : chaque fois que vous mangerez ce pain et que vous boirez à cette coupe, vous proclamerez la mort du Seigneur. Enfin la méditation culmine dans cet étrange récit du lavement des pieds qui semble être un hors-d’œuvre ici, mais dont le geste renvoie au don entier jusqu’au bout du Christ en croix.

L’Eucharistie est donc en relation directe avec la mort du Christ. Mais elle l’est tout autant avec la résurrection de Jésus. Sans doute, ce soir là, historiquement parlant, Jésus n’était pas encore glorifié. Mais nous qui célébrons aujourd’hui la Cène, nous la célébrons avec le Christ de gloire. C’est le Ressuscité qui est parmi nous et c’est dans l’Esprit qui l’a glorifié que nous le recevons. C’est le repas de notre libération glorieuse que nous prenons.

De notre libération ! Oui, c’est elle que nous célébrons dès ce soir, comme nous la célébrerons encore demain et dans la Nuit pascale. Le grand motif d’action de grâce, la raison de célébrer, les voilà : Christ t’a libéré de l’absurde d’une vie qui finit dans la mort. Christ t’a introduit dans une réussite unique dont sa résurrection est le point de départ.

Cette libération, Christ te la donne. Encore te faut-il l’accepter. Te laisser libérer. Qu’il est difficile de quitter nos sécurités, de laisser tomber nos chaînes dorées, d’abandonner nos petits projets pour nous exposer au grand vent, au souffle de l’Esprit ! Ne crains pas de sortir de toi-même pour entrer dans l’Amour. Laisse les nourritures “terrestres”, prends le Pain de vie. Dégage-toi, engage-toi. Voilà la vraie liturgie de la grande Pâque.

Pour peu qui nous réalisions ce que nous célébrons en ce Jeudi saint (et à chaque messe), notre cœur frémit d’une grande joie mêlée de crainte.


Longtemps le Jeudi saint ne fut qu’un jour de préparation au triduum pascal et surtout à la Nuit de Pâques. On y pratiquait la réconciliation des pécheurs publics pour leur permettre la communion pendant la Nuit sainte. On y consacrait les huiles nécessaires aux baptêmes de la Veillée pascale.

Aujourd’hui la réconciliation se fait tout au long du Carême et la messe chrismale se célèbre, elle aussi, plus tôt, le Jeudi saint étant déjà surchargé pour l’évêque et ses prêtres.

L’office se présente comme une polyphonie où se chevauchent plusieurs mélodies :

Il y a d’abord le chant de l’Agneau pascal : Jésus est maintenant cet agneau immolé, libérateur, donné en nourriture (première lecture).

Il y a le thème du sacerdoce : c’est le jour où Jésus dit à toute son Eglise : Faites ceci en mémoire de moi ; mais il choisit les Douze auxquels il confie la communauté et, particulièrement, son Eucharistie.

Il y a enfin la mélodie de l’Amour. Il est significatif que la liturgie nous donne - au lieu du récit de la Cène elle-même qu’on serait endroit d’attendre ici - celui du lavement des pieds, geste situé dans l’amour jusqu’au bout. L’origine de la messe, c’est le sacrifice du Christ jusqu’à l’extrême. La fin, le but de la messe, c’est encore le don, l’oubli de nous-mêmes dans le service et l’amour de nos frères. Le lavement des pieds exprime éloquemment l’un et l’autre.

1. LECTURES

Les lectures forment un ensemble cohérent sur l’histoire du salut dans ses célébrations. L’Ancien Testament nous rapporte comment se célébrait la Pâque juive : Paul nous raconte la célébration de la Pâque du Christ et l’évangile nous indique comment nous devons célébrer notre Pâque.

Première lecture : Ex 12,1-8.11-14

Cette lecture contient les prescriptions rituelles pour le repas pascal juif, repas dont on raconte et les origines historiques et la signification.

La libération d’Egypte s’est faite grâce au sang d’un agneau mis sur les portes des maisons juives qui furent ainsi épargnées lors de la Pâque, du passage de l’ange exterminateur. Le repas rituel en sera le mémorial. Ce repas a un caractère familial, c’est la famille qui se réunit pour manger l’agneau immolé dans toute l’assemblée de la communauté d’Israël. C’est un repas à la hâte, la ceinture aux reins, les sandales aux pieds, le bâton à la main, prêt pour la route. Quand on sait enfin, par des textes liturgiques juifs, que la dominante était l’action de grâce pour la libération, on est en possession de tous les éléments majeurs de ce repas rituel dont Jésus garde la structure, mais change la signification. Ce repas juif est ainsi devenu notre messe.

Un mémorial d’une libération bien plus profonde, celle acquise par le sang de Jésus, le vrai Agneau pascal. La nouvelle famille, la nouvelle assemblée d’Israël, c’est notre communauté, l’Eglise chrétienne. Elle se rassemble pour faire action de grâce et prendre le viatique, le pain pour la route, cheminant vers Dieu les reins ceints... attendant sa venue dans la gloire. On voit ici combien Ancien et Nouveau Testaments se tiennent, la célébration du premier introduisant la liturgie du second. Aussi gagne-t-on à lire cette page en regard de la deuxième lecture ou encore d’un récit évangélique de la Cène, chez par exemple.

“On lève la coupe et on dit :
Nous tenons à remercier, à louer, à glorifier, à vanter, à exalter, à célébrer, à bénir, à élever et à magnifier Celui qui a fait toutes ces merveilles pour nos pères et pour nous. D’esclaves il a fait de nous des hommes libres, il nous a fait passer de l’affliction à la joie, du deuil à la fête, des ténèbres à la lumière éclatante, de la servitude à la délivrance. Récitons-lui un cantique nouveau. Alléluia.” (Haggada de Pessah, Rituel de la Pâque juive).

Les évangiles prennent soin de montrer que l’action de grâce de la Pâque juive a été relayée par celle de Jésus, lui qui nous a donné une tout autre libération dans “le sang de l’Alliance nouvelle et éternelle”.

Psaume : Ps 115

Comment te rendrai-je grâce, Seigneur, sinon par cette coupe du salut qui nous communique la libération de ton Fils. Cette eucharistie nous rappelle que Jésus a dû mourir et qu’il est ressuscité : tu as brisé ses chaînes. Je t’offrirai donc le sacrifice d’action de grâce et, avec le Christ dans et par lequel je prie, j’invoquerai ton nom pour te louer.

Deuxième lecture : 1 Co 11,23-26

La première lettre aux Corinthiens ayant été écrite vers 56, soit environ 25 ans après les faits et bien avant les évangiles, nous sommes ici en présence du récit le plus ancien de la cène de Jésus. On ne le lit pas sans émotion quand on sait, de plus, que Paul a le souci non d’inventer, mais de transmettre ce qui est déjà tradition et qui vient directement du Seigneur.

On y trouve la merveilleuse trilogie : la mémoire du Christ livré, donnant son corps pour nous ; la présence (quand vous en mangez et en buvez vous me recevez, car ceci est mon corps et mon sang) et l’annonce de l’achèvement (dans l’espérance de sa venue). L’acclamation après la consécration s’inspire directement de ce passage qui nous aide à embrasser d’un seul coup d’œil toute l’histoire du Salut.

Chaque fois que vous boirez de cette coupe, faites cela en mémoire de moi. Simple souvenir ? Sûrement pas. L’alliance nouvelle est à refaire à chaque eucharistie. Quel engagement ! De quoi hésiter, pour peu qu’on y réfléchisse.

Le souci de Paul de mettre la cène en relation avec la passion du Christ (corps donné pour vous, coupe de l’alliance) doit nous aider à saisir le caractère dynamique de l’eucharistie : elle est plus que simple présence du Christ, elle est présence libératrice pour nous - et nous devons être, nous-mêmes, présence libératrice pour les autres.

Si vous ne mangez... Si vous ne buvez...
Quand donc se décidera-t-on, pour les fêtes du moins, à laisser les fidèles communier sous les deux espèces ? Même un prêtre seul peut présenter coupe et calice ; les fidèles prennent la sainte hostie et la trempent dans le précieux sang. Est-ce compliqué ? Anti-hygiénique ?

Évangile : Jn 13,1-15

Jésus, avant de laisser les apôtres à eux-mêmes, et prévoyant leurs faiblesses, leurs disputes pour les honneurs ainsi que le danger d’abuser de leur position de chefs, s’humilie devant eux, se fait leur serviteur en leur lavant les pieds afin de leur donner, en cette heure suprême, l’exemple du service, lui, le Maître et le Seigneur. Si cette leçon vaut particulièrement pour les disciples appelés à être ’’maîtres’’ dans l’Eglise, elle vaut évidemment pour tout disciple du Christ. Qui ne se sentirait concerné ?

Mais il y a plus que cette leçon de service. Le cadre indique autre chose : le lavement des pieds a lieu avant la fête de la Pâque, où est immolé l’agneau pascal ; c’est l’heure de Jésus, celle de sa passion, l’heure de passer de ce monde à son Père : déjà Judas a l’intention de le livrer. Alors il donne à ses disciples un signe de ce qu’il va faire dans quelques heures, un signe de cet amour jusqu’au bout, un signe de son abaissement extrême sur la croix. En versant de l’eau sur les pieds des disciples, il exprime ce qu’il va faire : verser son sang. Pierre ne comprend pas, ce n’est qu’après les faits, plus tard, à la résurrection, qu’il saisira la portée de ce mime étrange : s’abaisser, se donner jusqu’au bout. Comme Pierre, nous ne comprenons pas maintenant (avec notre raison).

Alors nous protestons avec un : non, tu ne me laveras pas les pieds, non jamais ! Manque de simplicité ou refus inconscient de suivre Jésus dans son “jusqu’au bout” ? Jésus répond : Si je ne te lave pas les pieds, tu n’auras pas de part avec moi. Oui, pour Jésus il s’agit d’avoir part à son abaissement, à son amour jusqu’au bout. - si nous voulons avoir part avec lui, à sa gloire.

C’est un exemple que je vous ai donné, afin que vous fassiez vous aussi comme j’ai fait pour vous. Voilà qui dépasse, et de loin, les petits services et la gentillesse des rapports. Allez, vous aussi, jusqu’au don entier de vous-mêmes, comme j’ai fait, sur la croix, pour vous.

Pour celui qui n’est pas familier du style de Jean, celle deuxième interprétation semble tirée par les cheveux. Mais, sans elle, tout le cadre de la passion, la réaction de Pierre et la réponse de Jésus perdent leur sens.

Deux récits étroitement imbriqués dans un seul geste à double signification : l’un moral (l’humble service), l’autre théologique (l’abaissement du Christ dans sa passion) ; l’un nous presse de servir humblement nos frères, l’autre nous dispose à comprendre - un peu - l’impossible folie de l’amour, pour que nous fassions de même.

Que l’on ne s’étonne pas de voir Jean “oublier” l’institution de l’Eucharistie. Outre qu’il consacre un chapitre entier (le 6e) au Christ pain de vie, il exprime ici, dans le geste de s’abaisser, de s’humilier pour laver les pieds des disciples, un aspect majeur de l’Eucharistie : rappeler l’humiliation, l’abaissement du Christ dans sa mort.

Jésus n’a pas fait de discours sur l’abolition de l’esclavage, alors un pilier de la société. Mais il a renversé les rôles, il s’est fait serviteur et esclave. Il a ainsi miné le système de l’intérieur. Rien de plus efficace.

2. LAVEMENT DES PIEDS

Après l’homélie, les rites prévoient, sans l’imposer, le lavement des pieds, geste familier et fréquent au temps de Jésus. Une certaine gêne, le sentiment d’un geste artificiel ne permettent pas, dans beaucoup de cas, de donner au rite une expressivité pastorale... sauf pour celui qui fait ou laisse faire sur lui ce geste d’humilité.

Il faut, en tout cas, préserver le rite d’un simple effet de curiosité ou du théâtral. La communauté doit être préparée.

Après tout, Jésus n’a pas demandé que les disciples lavent physiquement les pieds des autres, mais qu’ils prennent exemple sur son abaissement pour trouver des gestes de respect, d’accueil, d’humilité envers leurs frères, et de préférence envers ceux qui sont moins bien placés qu’eux. Servir une personne âgée, laver son corps, son linge, l’entourer de respect... s’engager pour les classes pauvres, les marginaux... sont des manières - parmi d’autres - de traduire en notre temps le geste de Jésus.

Une procession d’offrandes où l’on verse son carême de partage, des dons en nature... la participation des enfants qui présentent la tirelire de leur privations volontaires... exprimeraient l’amour fraternel qui, tel le parfum de Madeleine, devrait remplir cette eucharistie.

3. COMMUNION ET PROCESSION DE LA SAINTE RÉSERVE

La communion doit, ce soir, revêtir une chaude solennité : lumières, fleurs, nappes, un rassemblement plus compact des fidèles, si possible autour d’une longue table ou en cercle autour de l’autel, avec du pain et du vin suffisants pour une communion sous les deux espèces, un geste de paix, avant la communion, plus démonstratif qu’à l’accoutumée ; surtout une ambiance d’intimité, de joie contenue - des chants dignes, beaucoup de silence... bref le souci de faire saisir avec plus d’intensité ce qui souvent est fait par habitude.

Après la communion le célébrant porte en procession, au lieu prévu, la sainte réserve qui servira à la communion du Vendredi saint. Il est incongru de faire de ce lieu un tombeau du Christ. Parce que la présence eucharistique est une présence glorieuse, et parce que, le jeudi soir, le Christ n’est pas encore au tombeau. Il est souhaitable que les fidèles poursuivent l’adoration pendant une partie de la nuit : celui qui a partagé la cène avec Jésus est aussi appelé à veiller avec lui. Un silence priant, parfois entrecoupé d’extraits du discours des adieux, de chants, d’intercessions vaut mieux que les “explications - bavardages”. Demeurez avec moi et veillez.


MÉMOIRE - MÉMORIAL

L’Eglise garde certains mots plus difficiles, parce qu’ils ont une base scripturaire et sont irremplaçables. Ainsi les mots Mémoire et Mémorial.

Quand Jésus dit : « Faites ceci en mémoire de moi », on ne peut traduire par en souvenir de moi sans trahir un aspect important. Le mot biblique mémoire exprime le souvenir, mais plus que cela. Un peu comme lorsque des époux célèbrent leurs noces d’or ou d’argent, ils se souviennent du jour de leur mariage, mais cet engagement d’alors n’est pas du simple passé, il vit encore, il est là, présent, actualisé. Ainsi quand nous faisons l’eucharistie en mémoire de Jésus, nous faisons plus que nous souvenir de la cène ou de la passion : le Christ ressuscité est présent parmi nous avec toutes ses actions d’alors et il nous y fait communier.

C’est dans ce sens plus profond que nous faisons mémoire et que la messe est un mémorial. Parfois on utilise l’équivalent grec : ’anamnèse’.


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René LUDMANN c.ss.r.

Prêtre du diocèse de Luxembourg.

Publié: 28/02/2024