Jeudi saint (28/3) : Pistes pour l’homélie

Piste 1

Les artistes du Moyen-Âge avaient pour coutume de représenter les apôtres avec des objets symboliques. Pierre tient en main les clés, symbole du pouvoir, de la primauté. Jean est représenté avec un calice, car il semble que ce soit lui qui accorde le plus d’importance à l’eucharistie.
Et pourtant, chose étrange et même paradoxale, Jean est le seul évangéliste à ne pas rapporter le récit de l’institution de l’eucharistie dans son Evangile. Ce silence est d’autant plus étonnant que Jean consacre une large place à la dernière rencontre de Jésus avec ses disciples. C’est en long et en large qu’il rapporte l’épisode du lavement des pieds.
Pourquoi donc ce silence sur l’institution de l’eucharistie ?
Il faut savoir que l’Evangile de Jean date des années 80-90, il est le plus tardif. A cette époque les premiers chrétiens sont déjà bien habitués à ce geste du pain et du vin, qu’ils pratiquent depuis de longues années dans leur communauté.
Mais déjà à ce moment Jean sent très bien que les chrétiens de sa communauté commencent à célébrer un rite qui petit à petit devient un automatisme, machinal, un peu magique, un rite pour un rite, coupé du reste de la vie, sans lien avec le concret de leur existence…
Si Jean remplace l’institution de l’eucharistie par le lavement de pieds c’est pour bien faire comprendre à ses lecteurs - c’est à dire nous - le sens profond du rite de l’eucharistie.

Ces 2 rites sont d’ailleurs d’une très grande similitude : l’un et l’autre se déroulent au cours du dernier repas avec Jésus, en présence du groupe restreint des disciples. Les 2 gestes : le lavement des pieds ainsi que le partage du pain sont accompagnés de paroles tout à fait semblables et qui sont tout un message, et dans les 2 cas elles sont une invitation à répéter le rite.
D’une part Jésus dit : « Ce que j’ai fait pour vous, faites-le vous aussi »
et « faites ceci en mémoire de moi ».
Naturellement, déjà à l’époque de Jésus, les 1rs chrétiens ont mis en évidence le geste du pain en négligeant le lavement des pieds moins facile !
Jean veut donc corriger cette erreur, cette omission, et c’est pour cela qu’il insiste exclusivement sur le lavement des pieds. Et cependant c’est lui que l’on considère comme l’apôtre de l’eucharistie.

Que penseraient nos bons chrétiens aujourd’hui si, en arrivant à la messe le dimanche, le geste du pain et du vin était remplacé par un lavement des pieds les uns des autres ?
On s’exclamerait avec véhémence : « Ce n’est pas ça une messe, on y fait du social, de l’horizontal, du politique, de l’humanitaire… on nous prive de la présence réelle de Jésus ! »
Pourtant les paroles de Jésus sont claires : « Ce que je fais pour vous, faites-le vous aussi. » Il nous montre avec force que sa présence réelle est d’abord dans un geste, une action comme le partage du pain et du vin ou le lavement des pieds : 2 gestes symboliques qui n’auront de sens, qui ne deviendront vrais, qui seront présence réelle de Jésus que si nous en faisons mémoire dans une vie donnée au service de tous nos frères et sœurs.


Piste 2

Comment s’imaginer l’ambiance de ce dernier repas de Jésus avec ses disciples ? C’était un repas de fête, ils célébraient la pâque, la libération du peuple de l’esclavage en Egypte. Ce jour-là, la fête devait certainement être chargée d’une émotion toute particulière.
Les disciples ne pouvaient imaginer ce qui les attendait, mais ils devaient cependant bien sentir que Jésus n’était pas tout à fait comme les autres jours.
Lui, il sentait que son heure se rapprochait, que la haine de ses ennemis atteignait son paroxysme et que ça allait mal se terminer.
D’heure en heure l’inquiétude l’envahissait !
Ne nous arrive-t-il pas aussi parfois de faire la fête alors que le cœur n’y est pas ?
Si l’on devait attendre le jour où tout va bien pour tout le monde pour faire la fête, je pense que cela n’arriverait pas souvent.
Notre vie, et Jésus lui aussi n’y échappe pas, est ainsi faite de moments de tristesse, de doute, de peur mais aussi de joie, de bonheur. Les deux sont continuellement imbriqués l’un dans l’autre.

Ce soir, nous sommes aussi venus avec des sentiments mélangés. Peut-être y a-t-il en nous une certaine tristesse, la tristesse de la passion de Jésus que nous célébrerons demain et qui est toujours passion aujourd’hui pour tant de femmes et d’hommes plongés dans les épreuves aussi diverses que profondes.
Mais en même temps nos cœurs sont habités de joie, joie pour cette eucharistie par laquelle Dieu est présent dans le signe du pain et du vin partagés. Nous le savons tout aussi présent dans nos gestes de service, de générosité, de pardon et d’amitié, comme Jésus qui s’est agenouillé devant ses disciples.

Ce soir, comme Jésus, c’est notre vie que nous offrons, notre vie qui est à la fois pain de larmes et pain de fête. Cette offrande de misère et de bonheur nous la symboliserons par le pain blanc et le pain gris.
Puis après, par les paroles de la consécration, le Seigneur nous dira : « Je suis avec vous, je viens habiter vos jours gris et vos jours de lumière ».
Ensuite dans la communion, nous nous approcherons 2 par 2 pour recevoir, l’un le pain gris, l’autre le pain blanc et ensemble, toujours 2 par 2 vous vous approcherez de l’autel pour vous partager vos pains. Il n’est pas nécessaire, je suppose, de vous expliquer tout ce que ce geste peut signifier.
Ensuite, nous rentrerons chez nous déchargés de la moitié de nos peines et plus riches d’une joie partagée. Mais ce calcul c’est sans tenir compte du Seigneur qui nous assure de la victoire définitive sur la mort et nous garantit le bonheur total et définitif.


Piste 3

Les Evangiles sont plutôt avares de détails et d’informations, ils ne retiennent que l’essentiel sans s’embarrasser d’anecdotes inutiles. Cette impression, saint Jean semble la contredire dans le récit de la dernière Cène que nous venons d’entendre. En effet, de la Cène proprement dite, du pain et du vin partagés il n’en souffle mot. Par contre l’insistance avec laquelle il raconte jusque dans les détails ce petit fait divers qui s’est passé au cours du repas, prouve qu’il y attache une énorme importance.
Ainsi par exemple, précise saint Jean, avant de s’agenouiller aux pieds de ses disciples, Jésus « déposa son vêtement » et quand il eut fini de laver les pieds, il « reprit son vêtement ».
Pourquoi donc de tels détails ? Quelle importance cela peut-il avoir pour nous ?
Si l’évangéliste rapporte ces détails, c’est qu’ils ont une signification. En effet les verbes « déposer » et « reprendre », font penser à la « mort » et la « résurrection » de Jésus. Ils signifient que Jésus se dessaisit de sa vie, il la « dépose » en toute liberté, il passe par la mort, il donne sa vie librement pour ensuite la « reprendre ».
Autrement dit, ce lavement des pieds résume à lui tout seul toute la vie de Jésus jusque dans sa mort et sa résurrection.
La mort, c’est le don de la vie. La vie ne peut être donnée que dans un abaissement total. Lui, Jésus, le maître, le Seigneur prend la place du dernier, non pas celle du serviteur, car même les serviteurs ne lavaient pas pieds, c’était la besogne de l’esclave.
Cet abaissement est le prélude, l’avant-goût de l’abaissement que Jésus subira par sa mort infâme sur la croix. Une mort qui n’est pas digne d’un citoyen.
Mais ce geste, Jésus l’accompagne d’une parole terrible : « c’est un exemple, dit-il, que je vous ai donné afin que vous fassiez vous aussi ce que j’ai fait pour vous ».
Oui, cette parole est lourde pour nous parce qu’elle nous implique nous aussi dans cet abaissement, cette humilité profonde et totale dans le service. Telle est la caractéristique du chrétien : en tant que baptisés, nous sommes comme les apôtres, nous aussi passés par l’eau qui purifie.
Cette eau, Jésus l’a versée sur chacun de nous pour qu’avec lui nous déposions notre vêtement, retroussions nos manches pour enfin nous agenouiller devant nos frères et sœurs.
Etre baptisé, c’est aller jusqu’au don de soi profondément, entièrement, librement pour ensuite reprendre notre vêtement, notre vie en ressuscitant avec Jésus.
L’Evangile, comme vous le voyez, est essentiellement symbolique. Jésus ne s’embarrasse pas de longs discours, ses gestes sont suffisamment explicites.
Aujourd’hui, il nous invite à faire de même : « Faites ceci en mémoire de moi. »


Piste 4

« Voici le pain et le vin… fruits de la terre et du travail des hommes. » Vous reconnaissez ces paroles de l’offrande par lesquelles nous commençons la prière eucharistique. Cette insistance sur le « travail des hommes » signifie que Jésus n’a pas utilisé une nourriture que l’on peut trouver directement dans la nature - tel le grain de blé ou le raisin - mais il a choisi une nourriture fabriquée par l’homme. Jésus a donc choisi pour être sacrement de son corps et de son sang, non pas un produit de la nature mais le produit du travail de l’homme. Ceci donne un sens très particulier au geste de Jésus car cela signifie que la présence de Dieu passe par l’œuvre des humains.
N’est-ce pas ce que toute la liturgie du carême n’a cessé de nous démontrer ?
Le paralysé a eu besoin de l’aide de 4 hommes pour le descendre devant Jésus. Jésus a eu besoin de la Samaritaine pour boire l’eau du puits de même qu’il a eu besoin d’aide pour « délier Lazare de ses bandelettes et le laisser aller… »
Nous pourrions multiplier les exemples de l’Evangile qui montrent que Dieu a besoin de la coopération humaine.
Bien conscient que l’humanité aurait difficile d’intégrer ce message et qu’elle préfèrerait un Dieu tout puissant capable d’intervenir de façon magique, Jésus, avant d’instituer le repas eucharistique, a aussi voulu s’abaisser devant ses disciples pour leur laver les pieds.
Il signifiait, on ne peut plus clairement, que la présence de Dieu dans nos eucharisties n’est possible que si elle repose sur le travail des hommes, c.-à-d. le service de l’homme pour l’homme. Il signifiait qu’il est illusoire de s’imaginer que la présence de Dieu nous parvienne sans la collaboration humaine au service de la création, au service de la réalisation du Royaume, au service des plus fragiles et des plus vulnérables.

L’eucharistie, la messe, comme nous disons habituellement, n’aurait donc aucun sens, elle serait un geste magique, idolâtre, si elle était coupée, dissociée de l’agir humain.
Or la messe n’a-t-elle pas été, et est toujours, considérée comme l’unique « pratique de la foi » ?
La preuve en est que : lorsque nous distinguons les « pratiquants » des « non pratiquants », que voulons-nous dire sinon « ceux qui vont à la messe » et « ceux qui n’y vont pas » !
Ce qui montre que dans la mentalité aujourd’hui au sein de l’Eglise, nous faisons facilement l’impasse sur la 1re pratique : le geste de Jésus du lavement des pieds qui nous invite à faire de même en mémoire de lui. Pourtant sans cela « pratiquer » la messe n’a aucun sens.
Autrement dit, une pratique qui ne serait que « dominicale » est un mépris de Dieu, une caricature de la dernière Cène, et une ignorance de ce pourquoi Jésus a donné sa vie.
La véritable présence de Dieu au monde n’est possible que par l’œuvre de l’Esprit qui agit en tous.
Je termine en évoquant ces paroles de Teilhard de Chardin « C’est au cœur de l’homme que se situe la présence immanente de Dieu au monde. »

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Georges LAMOTTE

Prêtre du diocèse de Namur, † 2017.

Publié: 28/02/2024