Cléricalisme, anticléricalisme : quelques considérations sur le prêtre.

Les écrits du Nouveau Testament, en particulier les épitres pauliniennes, laissent apercevoir une grande diversité de ministères dont exégètes et historiens peinent parfois à identifier le contenu et à distinguer la spécificité. De manière très touchante, en tout cas, ces écrits néotestamentaires énumèrent des noms masculins (et féminins, très nombreux !) de chrétiens et de chrétiennes assumant un service dans leurs communautés. Les épitres dites « Pastorales », plus tardives, attestent déjà d’un ministère plus personnellement concentré. Dès la seconde moitié du IIIe siècle, comme l’œuvre de Cyprien de Carthage en offre le document, une véritable hiérarchie ecclésiastique se met en place, cependant que la figure de l’évêque acquiert, durant l’Antiquité tardive, une stature considérable, non seulement comme autorité doctrinale et spirituelle, mais comme personnalité politique, comme agent de la bienfaisance humanitaire, les structures de l’Eglise post-constantinienne se substituant insensiblement à celles de l’Empire. Le haut Moyen-âge projette abondamment sur l’appareil clérical son interprétation figurative de l’Ancien Testament avec sa minutieuse législation sacrificielle. Avec ce que l’on a coutume d’appeler l’École Française de spiritualité, l’âge classique élabore, dans le contexte de la Contre-Réforme, un idéal du prêtre, sublime sans aucun doute, mais théologiquement fragile, et qui ne se peut rattacher aux textes des origines qu’au prix d’acrobatiques contorsions. Tout en conservant beaucoup d’éléments traditionnels, le décret « Presbyterorum ordinis » du Concile Vatican II (largement oublié aujourd’hui) opère un déplacement considérable de perspective qui attend toujours de pénétrer en profondeur les réalités concrètes, en particulier pour ce qui regarde les relations fraternelles entre prêtres. Il ne s’agit pas, naturellement, de contester la fécondité spirituelle du modèle tridentin du prêtre, certifiée par tant de figures de sainteté au fil de sa longue histoire : pensons, entre autres, à Charles Borromée, à Vincent de Paul, à Louis-Marie Grignon de Montfort, à Jean-Marie Vianney. Ces figures font moins l’objet d’une imitation artificielle et anachronique qu’elles ne demeurent pour nous un appel et un rappel. Mais le presbyterium nourri de Vatican II peut s’honorer lui aussi de figures « martyriales » qui échappent à toute atteinte de la part de quelque anticléricalisme que ce soit : il suffira de citer, tout proches de nous, Jacques Hamel et Olivier Maire.

Ce qui est certain, c’est que le ministère presbytéral, loin d’être une idée platonicienne immuable, se présente comme une réalité évolutive dont les visages accompagnent – doivent nécessairement accompagner – l’histoire du monde et de la société dans sa marche. Le ministère – je dis bien le « ministère », et non pas le clergé – est une donnée essentielle, et non pas seulement fonctionnelle de l’Église, pour la simple raison que le service (et non la hiérarchie avec toutes ses tentations mondaines) est une donnée fondamentale de l’Évangile. Sous la double pression de la grande mutation historique que nous vivons et de la crise d’identité qu’il traverse, le ministère ordonné appelle aujourd’hui, sur les bases d’une réflexion exigeante et courageuse, une révision radicale, relativement à sa structure, à son exercice, aux critères de sa « vocation » (et non de son simple recrutement), aux modalités et au cadre de sa formation humaine, théologique, spirituelle. Dès lors, sur le fond de l’expérience et de l’observation, je me hasarde à esquisser quelques traits de la figure du « prêtre » (continuons à l’appeler ainsi, puisque le terme de « presbyteros » nous est donné par le Nouveau Testament, et osons même le mettre au féminin). Quelques éléments d’un portrait dans lequel, Dieu merci, certains pourront se reconnaître, et d’autres reconnaître certains qu’ils connaissent déjà.

Disons d’abord ce que le prêtre n’est pas, ne doit pas être, ne peut plus être. Le prêtre n’est ni un surhomme, ni un notable, ni un diseur de messes, ni un fonctionnaire du sacré, ni un manager des laïcs, ni un marchand de catéchismes préfabriqués, ni un distributeur de consolations faciles, ni un animateur de spectacles (les pop-louange ne sont que des placebos dans la grande misère où nous sommes), ni un recruteur de jeunes de bonne famille, ni un possesseur de territoire (le mirage de la féodalité continue tellement de nous encombrer…), ni un fossoyeur assigné aux enterrements, ni un assistant plus ou moins décoratif des moments majeurs de la vie (d’un point de vue anthropologique autant que social). Il n’est pas un pion que les évêques placent ici ou là pour boucher des trous, pour ravauder vaille-que-vaille une trame qui se déchire inexorablement. Il n’est pas non plus une espèce de sous-évêque, ou d’évêque en herbe, qui regarde avec jalousie le territoire et les compétences de ses confrères.

Que pouvons-nous dire de lui de fondamental pour le présent et l’avenir ? Tout en entretenant ce que j’appellerais son « arrière-pays d’altérité », voire d’étrangeté, par la profondeur de sa vie spirituelle et par son absence de compromission avec les réflexes et les fonctionnements mondains (ceux qui le rencontrent et le fréquentent aiment à sentir cette différence de style qui est tout autre chose qu’une séparation), il mène consciencieusement son métier d’incarnation (car il serait bien étonnant que le représentant d’un Dieu qui s’incarne exerçât un autre métier que celui-là). Avec une joie enfantine et secrète, il participe au jeu divin du travestissement : comme Celui dont il vient tout bas, on peut le prendre pour un jardinier, pour un pêcheur ou pour un voyageur. Il est compagnon de route, compagnon de doute aussi. Il ne grandit en homme de Dieu que par son application à être l’homme des hommes, bien persuadé que, pour lui-même, Dieu ne se fera jour qu’à travers l’épaisseur ou la transparence de l’humain ; bien persuadé aussi que le seul Dieu qu’il puisse modestement indiquer aux autres n’est plausible qu’au fond des expériences et des relations humaines les plus vitales. Il écoute, il visite, il partage, il fait signe. Il suscite, il accompagne les grandes questions existentielles, en se positionnant lui-même comme un chercheur parmi d’autres, avec d’autres, face à ces questions. Il cause beaucoup moins qu’il n’est cause de paix. Au lieu d’ambitionner quelque conquête que ce soit (portât-elle le nom prestigieux d’évangélisation), il cultive sans arrière-pensée ni calcul la simple présence. Il n’a d’autre territoire que celui que sa simple présence naturelle peut atteindre à échelle humaine, par une espèce d’émanation et de capillarité, et non celui qu’on lui a assigné de façon si souvent déraisonnable et qu’arpente sans bornes son véhicule. Tant pis si l’institution (et non la semence évangélique, nécessairement pauvre et minoritaire) perd du terrain. Il se méfie des sondages, des pourcentages, des scores, des réussites. Il ouvrage dans l’incalculable et dans l’infime. Loin de pleurer, il rit de voir tomber les forteresses que l’illusion avait édifiées. Loin de confisquer ou de concentrer les pouvoirs sur sa personne, il tâche, quoi qu’il en coûte, de susciter des énergies et de les coordonner. Il sait endurer la solitude qui est parfois le revers ou le salaire de son imperturbable gentillesse. Sachant qu’il est lui-même très en-deçà des exigences sous-entendues par ce terme, il n’a pas « l’amour » de façon trop bavarde (pour ne pas dire baveuse) à la bouche. Fût-ce au péril de certitudes confortables et immatures, il travaille théologiquement (ce qui suppose qu’il lit, et volontiers bien au-delà de l’alimentaire ecclésiastique). Pour son équilibre, pour sa dignité et sa fierté humaines, pour sa crédibilité sociale, par devoir social, il travaille, avec un tropisme marqué pour le travail des mains. Il partage officiellement – religieusement – toute sorte de travail et acquiert à cette fin toutes les compétences nécessaires. L’aventure des prêtres-ouvriers n’a rien perdu de son actualité et brille à ses yeux non seulement comme un beau souvenir, mais comme un avenir obligé. Il n’a ni bonne, ni secrétaire, ni serviteur. Il ne jouit d’aucune exemption ni d’aucun privilège. Aucun fonctionnariat sacramentel ne le met en vacances de la vie ordinaire des hommes qui est son véritable lieu théologique : le seul lieu à partir duquel la Parole de Dieu est audible pour lui, le seul lieu depuis lequel sa propre parole est crédible pour les autres. Il ne nourrit aucune ambition ecclésiastique et n’entretient aucun rêve d’avancement. Il est pasteur, mais à l’écart de toutes les stratégies pastorales. Il ne sort d’aucune fabrique, pas davantage qu’il n’y entre. Au demeurant, il est habité lui-même, lui le premier, par un anticléricalisme qui est à la fois son rude pédagogue et son ange gardien.

L’anticléricalisme est apparu dès le Moyen-âge, lorsque le monde laïc a pris sa consistance et sa relative autonomie face à une Église toute puissante sur la vie privée, sociale et politique. Clairement lisible dans les mouvements qui préludent ou qui président à la Réforme, puis singulièrement attisé par les Lumières, il éclate de façon tragique avec la Révolution française qui fait beaucoup de victimes innocentes au sein du clergé assermenté aussi bien que réfractaire. Sans vouloir l’excuser, l’on peut se demander malgré tout si un tel déchaînement de haine se serait produit si l’Église de l’Ancien Régime ne s’était pas à ce point compromise du côté des puissants… Consubstantiel à la République triomphante, jalouse de son monopole sur l’éducation, l’anticléricalisme connaît à la fin du XIXe siècle et au début du XXe un épisode particulièrement virulent et quasi fondateur dont les séquelles se font sentir jusqu’à nos jours dans nos laborieux débats sur la laïcité. Remarquons qu’il s’agit jusque-là d’un anticléricalisme frontal et extérieur à l’Église. La grande nouveauté contemporaine consiste dans l’émergence d’un anticléricalisme interne à l’institution ecclésiale elle-même : lointainement préparé par la revalorisation théologique du laïcat, aux alentours du second concile du Vatican, celui-ci vient de trouver dans la lamentable affaire des abus sexuels une matière particulièrement inflammable. Comme exigence de vérité et de justice, comme aspiration à une reconnaissance effective, comme refus de l’infantilisation, il constitue un signe de vitalité, mieux, de santé du Peuple de Dieu.

Mais le risque demeure pour l’anticléricalisme de se clore à son tour sur lui-même de façon stérile et de ne se positionner face au cléricalisme, justement contesté, que comme un cléricalisme de substitution. À l’intérieur de l’Église, l’anticléricalisme, si nécessaire soit-il comme instinct de réaction, ne saurait capitaliser toutes les énergies ni toutes les ressources de construction. Il n’a pas toutes les solutions du problème. S’il s’affirme en simple concurrent, en simple compétiteur dans l’accès aux ministères, s’il n’aboutit qu’à l’avènement d’une espèce de « clergé » antagoniste, il ne sert de rien. Le débat entre cléricalisme et anticléricalisme s’avère être lui-même largement insuffisant, pour ne pas dire suranné, face à la gravité des questions qui se posent à nous tous aujourd’hui, face aux réalités autrement fondamentales qui sont en jeu, face au sérieux existentiel dont nous devons être les exemples et les pionniers. L’heure n’est plus à nous disputer des places, quand c’est la scène elle-même qui se dérobe sous nos pas, quand c’est notre récit fondateur lui-même qui vacille et qui demande à être relativisé au sein d’une immense Inconnue qui nous dépasse.

Au vrai, le comportement clérical, comme revendication et comme prise de pouvoir, est un péril qui nous guette tous, une tentation à laquelle nous pouvons tous succomber… sans exception pour les laïcs eux-mêmes. Aujourd’hui, les spiritualités fadasses ont elles aussi leur clergé et leurs pontifes médiatiques dont le rapport à l’argent appelle bien des soupçons. Et il faut en dire autant de certaines officines qui s’emploient à démystifier ou à discréditer le christianisme dans l’opinion du grand public, en s’arrogeant au besoin des compétences universitaires et scientifiques dont elles sont dépourvues. Bref, il est facile, il est tentant, partout et toujours, d’être promu comme leader, d’être fait roi de ceci ou de cela. C’est précisément cette tentation que Jésus, réfractaire à toute cléricalisation de sa personne et de son Royaume, nous invite à fuir à toutes jambes. « Alors Jésus, se rendant compte qu’ils allaient venir s’emparer de lui pour le faire roi, s’enfuit à nouveau dans la montagne, tout seul. » ().

Un clerc sommeille, hélas, en chacun de nous, c’est-à-dire une dégénérescence toujours possible du serviteur évangélique en petit seigneur mondain. Mais si le clerc est imbuvable, la figure du « prêtre », elle, lors-même qu’elle doit passer par une exigeante métamorphose, n’a rien perdu de sa pertinence, de son actualité, de sa nécessité, de sa beauté. Le « prêtre » ne saurait être effacé, éliminé, exterminé de notre paysage social ni de nos affections, sur un simple coup d’humeur. Quoi qu’il soit arrivé, quoi qu’il arrive, la figure, la personne du « prêtre » sera toujours secrètement désirée, attendue, reconnue, émouvant dans les cœurs les plus indifférents des fibres infiniment délicates qui ne sauraient s’identifier à celles du paternalisme d’un côté, ni à celles de l’infantilisme de l’autre. La figure du « prêtre », c’est-à-dire celle d’un ami universel, celle d’un compagnon, celle d’un éveilleur, celle d’un passager de la condition humaine, celle d’un pauvre. Simple présence – oh ! si étrange présence – disponible, comme actrice, et plus encore comme substance même du partage, pour toute espèce de fraction du pain.

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François CASSINGENA

Moine bénédictin - maître de chœur - émailleur sur cuivre - Abbaye Saint-Martin de Ligugé

Publié: 01/11/2021