Dieu silence

D’après les évangélistes Marc et Matthieu, Jésus meurt en criant le début du Ps 22 : "Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?" Bien des croyants sont troublés par cette interrogation ultime. Le salut est-il loin du crucifié ? Où est Dieu ? Libre réflexion sur des questions qui provoquent la foi.

Jésus de Nazareth, le Christ de Dieu, meurt et le ciel est vide. L’homme qui nommait Dieu "Père" tourne son être vers Lui au moment du grand passage, et le Père n’est pas là. L’a-t-il abandonné ? Celui qui en Galilée et à Jérusalem parlait comme Dieu, celui qui parlait de Dieu, celui qui, en inventant les paraboles, montrait le Royaume de Dieu, révélait le visage de Dieu, celui-là meurt dans un cri qui est prière ; dans sa mort il fait sienne la prière de son peuple.

Scandale et folie

Scandale et folie, voilà la mort de Jésus le Christ en croix. Depuis ce jour, les chrétiens sont familiers de la croix du Christ ; mais le scandale est toujours là, croix plantée sur nos chemins. Depuis ce jour, les chrétiens se sont habitués à entendre, à lire, à proclamer cette Parole mais ils ne supportent pas plus que l’antique psalmiste le silence de Dieu, ils ne supportent pas qu’il reste loin. Et pourtant le Dieu de Job, le Dieu du Serviteur souffrant, le Dieu des exilés à Babylone est le Dieu du silence.

Le Dieu de nos pères, le Dieu "Père" est un Dieu absent, un Dieu qui reste loin. La première page de la Genèse nous le montre : Dieu crée par sa Parole et, en même temps, il s’éloigne de la création, il s’absente, il abandonne, le septième jour, la création belle et bonne. Dieu abandonne l’humain, mâle et femelle, à lui-même. Loin de l’infantiliser, de le garder sous sa dépendance, Dieu se retire pour que l’être humain ait sa place. On le sait, être un homme ou une femme c’est mesurer dans sa chair, dans son coeur, dans son intelligence, l’absence de l’autre. Parler à l’autre et l’aimer, c’est à la fois reconnaître qu’il existe une différence radicale et que cette séparation n’est pas infranchissable. Etre croyant c’est mesurer dans sa chair, dans son coeur, dans son intelligence, l ’absence de Dieu ; être croyant c’est se tourner vers celui qui est loin, vers le Tout Autre.

La mort violée

La mort de Jésus n’aurait pu être qu’un fait divers relégué aux oubliettes de l’histoire, la mort banale d’un innocent, or elle est la mort du seul Juste. On lui vole jusqu’au sens de sa mort : il est condamné pour blasphême (contre Dieu, contre le Temple) et non pas lapidé mais cloué, hors les murs, au poteau de l’infamie avec, au-dessus de la tête, une inscription qui se veut dérisoire. Pire, on lui vole même le sens de son dernier cri : les passants croient qu’il appelle Elie. Seul un homme ne se trompe pas : le centurion romain anonyme de l’Evangile de Marc. Dans l’homme qui expire, abandonné par ses disciples, rejeté dans sa prédication, l’homme qui crie vers le ciel vide, il reconnaît : "Vraiment cet homme était le Fils de Dieu" (Mc 15, 39).

"Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as tu abandonné ? "Ce cri est la prière du Juste, cri de Révélation, parole vers Dieu, parole qui humanise, Parole de Dieu.

Voici l’homme !

En dehors du centurion, un autre romain a prononcé une parole décisive ; l’Eglise ne cesse de rappeler son nom dans le Credo : Ponce Pilate. Dans l’Evangile de Jean, Pilate a ce mot terrible : "Ecce homo, voici l’homme" ; voici l’homme tel qu’il est, voici un homme qui va mourir, voici l’être pour la mort. Terrible parole : elle juge et condamne, elle classe, se résigne, prononce une sentence qui se veut dérisoire ; elle déshumanise car elle montre du doigt, désolidarise un humain de tous les autres, divise, diabolise. Terribles paroles que nous prononçons quand défilent les images des camps d’exterminations nazis ou cambodgiens, des massacres de la région des Grands Lacs africains, quand nous évoquons la guerre au Sud Soudan ou l’assassinat d’un enfant. "Ecce homo", disons-nous : " voici l’homme, ce qu’il fait, ce qu’il peut faire". Et nous ajoutons : "Mais Seigneur, nous ne sommes pas comme cela, pas comme eux, nous sommes ici ensemble à regarder la télévision, pas comme eux, ces assassins, ces monstres..." Paroles qui croient juger les autres et qui nous jugent. Et nous nous lavons les mains...

"Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as tu abandonné ?... Le salut est loin de moi, loin des mots que je rugis."

Abaissement

L’être humain explique, dissèque, argumente, dénonce, se met en avant, se justifie, se croit juste. Dieu, lui, se tait. Dans cette absence qui n’est pas indifférence il se révèle comme le Tout Autre, il se révèle comme Parole sur fond de silence. Il n’est pas un Dieu bavard qui dit tout, explique tout, a son avis sur tout ! Il n’est surtout pas un Dieu qui explique le mal... Et si le Dieu du Christ était ce Dieu qui se tait, qui parle peu ? Un Dieu qui croit que l’homme est adulte, un Dieu Père, un Dieu qui refuse la fusion, un Dieu qui veut la séparation, la liberté de ses enfants ?

Nous le croyons en Eglise : Dieu s’est abaissé pour se révéler ; après Paul et avec lui, les théologiens ont nommé cet abaissement d’un mot étrange : kénose (d’un mot grec qui signifie "se dépouiller, se vider de soi-même ". Le Christ, Parole de Dieu, est kénose. L’homme de Nazareth a vécu plusieurs dizaines d’années, et de cette vie, il ne reste que quelques paroles, quelques gestes, quelques journées ; le reste est effacé, à jamais enseveli, pur passé. Le Christ Parole de Dieu a parlé et parce que nous sommes négligents, oublieux, peu attentionnés, cette Parole est presque oubliée. Dieu a parlé, Dieu nous a parlé et il ne nous reste que quelques bribes ; La Parole de Dieu a pris le risque d’être trahie, d’être néantisée, de sombrer.

Le Christ Jésus meurt, la Parole va s’éteindre : " Le salut est loin de moi, loin des mots que je rugis..." Mort scandaleuse, paroles scandaleuses pour la foi, et pourtant, en même temps, mort d’un homme qui révèle Dieu, parole divine qui révèle l’homme.

Le cri

Qui donc est Dieu ? Dieu de l’exode ou Dieu de l’exil ? Dieu qui agit avec puissance ou Dieu qui se tait ? Il est tout à la fois celui qui laisse son fils s’enfoncer dans la mort et celui qui va répondre. Son fils est un homme qui meurt sur une croix et un homme que Dieu a ressuscité.

"Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as tu abandonné ?. . . Le salut est loin de moi, loin des mots que je rugis." L’angoisse résonne vers le ciel, prière lancée dans le silence, hurlement dans les nuits de nos hôpitaux, dans les solitudes de nos maisons de retraites, sur les barbelés des camps de la mort. La Parole de Dieu meurt dans ce souffle, cette prière. Qui donc est Dieu ? Dieu des vivants, Dieu qui meurt sur une croix ? Dieu de Moïse ou Dieu de Job ? Qui donc est Jésus de Nazareth : le prophête des Béatitudes qui s’adresse aux foules ou l’homme seul face à Pilate ? Qui donc est Jésus le Christ : l’homme mort qu’on ensevelit dans un tombeau neuf ou celui qu’on prend pour le jardinier ? Qui donc est l’homme ?

Le cri du Ps 22 est le cri solidaire du Christ avec chaque homme, chaque femme, chaque enfant, le cri de l’homme qui souffre et qui meurt ; cri de l’homme qui n’attend pas une réponse automatique de Dieu ; cri vers Dieu, vers Dieu Père, vers le Tout Autre, le Dieu qui me surprend et qui m’apprend à vivre, le Dieu silence qui me parle. Le cri du Ps 22 déroute : Dieu n’est pas celui que j’imagine, pas le Dieu dont je rêve... Dans le crucifié, nous reconnaissons notre Dieu.

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Pascal GOURDON

Prêtre du diocèse d’Angers.

Publié: 28/02/2001