C’est ma sœur !
Beaucoup de chrétiens sont déroutés par l’Ancien Testament. Ils en attendent des histoires édifiantes et ils tombent sur des crimes, des tromperies, des adultères. La Bible ne raconte pas seulement des histoires pieuses. Ses personnages ne sont pas tous des modèles, loin de là. Pour comprendre la Bible il ne faut pas l’aborder avec un regard moralisateur ni chercher dans chaque passage une réponse immédiate aux questions d’aujourd’hui. La Bible n’est pas faite pour cela. Il faut la lire gratuitement, prendre un peu de recul et chercher le fil conducteur. Celui-ci se découvre facilement : la Bible nous parle essentiellement de la relation d’amour que Dieu a établie avec son humanité.
Même les histoires scabreuses de la Bible prennent du sens quand on les situe dans cette grande histoire d’amour. Prenons l’exemple d’Abraham. Généralement on ne retient de lui que la scène du sacrifice d’Isaac. Abraham s’apprête à sacrifier son fils parce que Dieu le lui demande. Sa foi et son obéissance sont tellement fortes qu’elles deviennent exemplaires pour tous les croyants.
Le récit pourtant provoque une certaine gêne. Qui d’entre nous rêve d’imiter Abraham ? Son comportement ne frôle-t-il pas le fanatisme ? Est-il vraiment un modèle pour nous ? Ces questions trouvent un éclairage nouveau quand on replace l’épisode de ’’la ligature d’Isaac’’ dans son contexte. L’histoire d’Abraham commence avec la demande que Dieu lui adresse de quitter son pays pour aller vers une terre inconnue. Dieu bénit le patriarche en lui disant qu’il fera de lui une grande nation. Dieu bénit également en lui toutes les familles de la terre. Cette histoire concerne donc tous les hommes. Abraham obéit à Dieu. Pourquoi Dieu l’a-t-il choisi ? Qu’a-t-il fait de particulier ? Le narrateur biblique ne le dit pas. Il met uniquement en valeur l’initiative divine envers un homme et l’obéissance confiante d’un homme envers Dieu.
Dieu intervient une seconde fois et promet une terre à la descendance d’Abraham. Abraham parcourt alors le pays, du nord au sud et élève partout des autels. Symboliquement il en prend déjà possession. Tout cela se passe sans qu’Abraham prononce une seule parole. Mais l’histoire devient scabreuse quand Abraham se rend en Egypte (). Il dit alors à sa femme : "Tu es une belle femme. Quand les Egyptiens te verront, ils me tueront. Dis-leur que tu es ma sœur pour qu’on me traite bien à cause de toi et qu’on me laisse en vie." Tout se passe effectivement comme Abraham l’a prévu. Le Pharaon prend la femme d’Abraham dans son harem. Mais Dieu intervient pour infliger de grands maux au Pharaon. Celui-ci convoque Abraham pour lui dire : "Que m’as-tu fait là ! Pourquoi ne m’as-tu pas déclaré qu’elle était ta femme ? Pourquoi m’as-tu dit : ’C’est ma sœur’ ? Et je me la suis attribuée pour femme. Maintenant, voici ta femme, reprends-la et va-t’en." Et Abraham repart d’Égypte, lui, sa femme et tout ce qu’il possède.
Des générations de croyants ont été scandalisées par ce récit. Abraham y ressemble si peu à l’image idéale qu’on se fait de lui. Le conteur biblique lui même semble gêné. Reprenant une autre tradition, il raconte plus loin (chapitre 20) la même histoire, mais en essayant de la moraliser. Abraham dit au roi Abimelek qui vient d’enlever sa femme Sara : "Sara est vraiment ma sœur, fille de mon père sans être fille de ma mère, et elle est devenue ma femme." Il n’est pas sûr que le lecteur moderne apprécie d’avantage la deuxième version de l’histoire que la première.
La difficulté vient de ce qu’on focalise trop sur le héros apparent de cette histoire et qu’on oublie l’acteur principal : Dieu. Malgré, et peut-être même à cause de son aspect choquant, l’épisode d’Abraham, de Sara et du Pharaon est une histoire édifiante. Elle nous montre en effet que Dieu n’attend pas que les hommes soient parfaits pour s’adresser à eux. Abraham n’a pas été choisi pour ses mérites extraordinaires. Il a ses faiblesses et même ses lâchetés. Il obéit à Dieu mais ne comprend pas toujours son projet. En tolérant que sa femme entre dans le harem du Pharaon, il tente de sauver sa vie, mais oublie la promesse d’une descendance que Dieu lui avait faite.
Dieu, par contre, reste fidèle à cette promesse et ne dévie pas de son plan. Avec Abraham, il commence une longue histoire d’amour avec les hommes. Il n’attend pas d’Abraham qu’il soit bon pour l’aimer mais il l’aime pour qu’il le devienne. Et c’est heureux pour nous !
Prêtre du diocèse de Metz. Directeur du Service Bible Evangile et Vie († 2015).
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