Ève : la rencontre manquée

Et le Seigneur Dieu dit : Il n’est pas bien que l’humain soit seul. Je ferai pour lui un secours comme son vis-à-vis. Et le Seigneur Dieu modela hors de l’humus tous les vivants des champs et tout volatile des cieux et il les fit venir vers l’humain pour voir ce qu’il leur criera ; et tout ce que criera l’humain à un être vivant, ce sera son nom. Et l’humain cria des noms à tout le bétail et aux volatiles des cieux, et à tout vivant des champs - et à humain, il ne trouva pas de secours comme son vis-à-vis. Et le Seigneur Dieu fit tomber une torpeur sur l’humain - et il s’endormit - et il prit une de ses côtes et ferma la chair à sa place. Et le Seigneur Dieu construisit en femme la côte qu’il avait prise de l’humain, et il la fit venir à l’humain.
Genèse 2,18-22 (Trad. A. Wénin)
(Trad. AELF)

Tout commence avec un être humain seul. D’après le récit, il n’est ni homme ni femme. Ou les deux à la fois. Mais pour le Seigneur Dieu, un tel isolement n’est pas bon. C’est la relation qui fait vivre, en effet. Aussi décide-t-il de donner à cet être un vis-à-vis, de l’inscrire dans une relation où la parole permettra la rencontre, la communication, mais aussi l’affrontement si nécessaire.

Dieu façonne alors les bêtes. Il refait les gestes du potier modelant la glaise, de la même manière que pour l’être humain. Et pourtant, le constat est celui d’un échec. Les animaux ne sont pas à la hauteur de ce que Dieu rêve pour l’être humain, car quand il les appelle par leur nom, ils ne lui répondent pas.

Le Seigneur se livre alors à un jeu étrange. En réalité, il met en place les conditions d’une relation. Tout d’abord, la torpeur fait perdre connaissance à l’humain. C’est là l’image de ce que l’origine qui constitue un être dans sa singularité échappe forcément. Aussi, puisque l’autre reste fondamentalement un inconnu, la relation que Dieu va mettre en place ne pourra se fonder que sur la confiance. Ensuite, Dieu prend un côté de l’humain puis ferme la chair à sa place. Cette opération signifie que seul un manque, une perte, ouvre un être à l’altérité et qu’une relation authentique n’est pas possible si le moi n’accepte pas d’être blessé, altéré.

Mais Dieu ne se contente pas de prendre. S’il ôte, c’est pour donner mieux. En effet, le double manque qu’il impose à l’humain - perte de connaissance et blessure au côté - rend possible un don merveilleux : le don de l’autre, la chance d’une rencontre et d’une relation.

La femme n’est pas tirée de l’homme

Et l’humain dit : Celle-ci, cette fois, est os de mes os et chair de ma chair. À celle-là sera crié "femme" (ishshâ) car de "l’homme" (îsh) elle a été prise !
Genèse 2,23
(Trad. AELF)

La première réaction de l’homme, c’est l’émerveillement. Il reconnaît en la femme un être de même nature que lui, proche et différente à la fois. Pourtant, lorsque l’on y regarde de plus près, cette rencontre étonne.

L’Humain - ici, c’est l’homme qui est désigné sous ce nom -, n’interpelle pas la femme. Il ne la pose pas en sujet en face de lui, ne lui dit pas "tu". Il fait plutôt d’elle l’objet de son discours. Et à qui parle-t-il donc, sinon à lui-même ? Mais il faut examiner de près ce qu’il dit de celle qui est devant lui. En réalité, il la met en rapport avec sa blessure. Pour lui, elle est de ses os, de sa chair ; elle est de lui, l’homme. En cela, il se méprend. Car la femme n’est pas tirée de l’homme ! Le narrateur n’a-t-il pas raconté comment la femme est, comme lui, tirée de l’humain par séparation, différenciation : lui un côté, elle l’autre ?

Celui qui les a distingués l’un de l’autre, qui les a instaurés dans leur singularité et donc leur altérité, c’est Dieu. Or Adam - il reste appelé l’Humain comme s’il n’était pas entamé, altéré, comme s’il n’était pas vraiment l’homme, le îsh qu’il dit être -, Adam ignore Dieu lorsqu’il parle de la femme. Il ne fait pas même mention de lui. Certes, il ignore tout de ce qui s’est passé durant le sommeil. Mais au lieu de s’étonner de celle que Dieu lui présente, au lieu de s’interroger sur le mystère de cet être distinct de lui, il affirme ni plus ni moins qu’elle est son os et sa chair, faisant comme s’il en savait tout. On le voit ainsi s’empresser de "reprendre connaissance" en gommant ce qu’il ignore, à savoir l’action, divine qui a fait de la femme un être singulier, différent de lui.

L’altérité angoissante

Du reste, c’est bien par rapport à lui qu’il situe la femme : elle est ce qui lui manque, ce qui lui a été pris et qu’il s’empresse de reprendre dans ses mots. Il parle en effet comme s’il lui fallait atténuer la perte et ramener l’autre à du familier, à du connu. D’où le nom de "femme", Ishshâ, qui ressemble tant à celui qu’il se donne, qui souligne plus ce qui la rapproche de lui que ce qui la distingue. Bref, après avoir repris connaissance, voilà l’Humain en train de mettre la main sur ce qu’il croit qu’on lui a pris. Mais ce faisant, il annule sans le savoir les conditions que le Seigneur Dieu a mises en place pour permettre une authentique rencontre, un vrai vis-à-vis : le consentement au manque et à un savoir limité sur soi et sur l’autre.

Mais qu’est-ce qui pousse l’homme à réagir de la sorte ? Le récit ne l’explicite pas.
Mais le lecteur sait que l’altérité et le non-savoir angoissent et insécurisent l’être humain, et que celui-ci préfère ne voir en l’autre que ce qui le lui rend proche, familier. Car il est plus facile de ramener l’autre à soi que de s’exposer à son étrangeté, son inquiétante étrangeté.

Le serpent de la convoitise

Et eux deux étaient nus, l’humain et sa femme, et ils ne faisaient pas honte. Or le serpent était rusé plus que tous les autres vivants des champs qu’avaient fait le Seigneur Dieu. Et il dit à la femme : Ainsi, Dieu a dit : "Vous ne mangerez pas de tous les arbres du jardin..."
Genèse 2,25 ; 3,1
(Trad. AELF)

Ishshâ ne répond rien à ce que l’homme vient de dire à son sujet. Elle le laisse dire. Elle se laisse prendre. Et tous deux connaissent la fusion... Heureuse, peut-être, mais aveugle. Le genre de fusion qui rend irritant le manque qui ne manque jamais. Est-il étonnant alors que la femme se mette à l’écoute du serpent, c’est-à-dire de l’envie, qui parle en elle ? Car pour qui convoite, le manque tend à prendre toute la place - "aucun arbre ne peut être mangé", insinue le serpent - et Dieu qui veut ce manque parce qu’il est la condition de relations justes fait figure de concurrent malintentionné. Prendre pour combler le manque, voilà au contraire de quoi s’assurer une félicité divine !

Lorsqu’elle écoute le serpent de la convoitise, Ishshâ imite l’Humain qui la fait sienne pour n’avoir pas à affronter le manque que lui impose son altérité. Ils se trompent : prétendre combler le manque ou résorber la faille est illusoire et mène à l’impasse. Vivre selon cette logique, c’est s’engager dans des relations de rivalité et de domination, ainsi que Dieu le dit à la femme : Vers ton homme ton avidité te mènera et lui dominera sur toi.
Genèse 3,16.
(Trad. AELF)

Ève... mère de l’humanité qui peine à s’extraire des ornières de la convoitise et du mensonge à soi-même et distille ainsi le malheur. Sans le savoir...

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André WÉNIN

Professeur d’écriture sainte à l’université catholique de Louvain, Belgique

Publié: 01/01/2020