Les enjeux des enjeux
Ce que ce titre veut dire c’est qu’il ne s’agit pas ici d’engager un débat électoral mais un débat à l’occasion du débat électoral pour en faire ressortir non pas les enjeux programmatiques mais les enjeux fondamentaux. Et en situant ces enjeux dans une perspective chrétienne et, plus précisément, dans le prolongement du message du Conseil permanent de la conférence des évêques de France intitulé « Qu’as-tu fait de ton frère ? ».
Dans cette perspective, on se placera sur quatre registres successifs.
1 - Le premier est d’évidence celui de la politique elle-même ou plus exactement du politique.
Avec, à ce niveau, une double interrogation.
La première concerne le statut même du politique car manifestement il y a en France, de ce point de vue, ainsi que le relèvent les évêques, un malaise. Il tient à ce que le politique en France fait l’objet d’un processus pervers à la fois de diabolisation et de sacralisation.
Diabolisation, c’est la thématique du « tous pourris » et du dénigrement systématique des méthodes et des hommes. Or c’est le contraire qui est vrai : la plupart des hommes politiques sont intègres et animés d’un authentique souci du bien commun. Le nier, c’est s’abandonner, comme le note Marcel Gauchet, à une sorte d’onirisme social : sous la pression des médias, on installe le politique dans un autre monde, réputé coupé du nôtre, pour mieux justifier nos désengagements.
A l’inverse, et d’une façon qui n’est paradoxale qu’en apparence, il y a aussi en France une tendance récurrente à la sacralisation excessive du politique et au défaussement sur l’autorité publique : « Que fait le gouvernement ?! » L’État devient ainsi la nouvelle providence, justificatrice de tous les abandons, et, forcément, de toutes les déceptions.
La cause commune de ces deux comportements est bien connue. Elle remonte à l’évènement fondateur de notre modernité politique, la révolution de 1789, avec son double effet. Premier effet, celui d’un transfert de transcendance : pour s’opposer au pouvoir de la religion, la république et la démocratie récupèrent les attributs de l’absolu et désormais, à gauche notamment, on rentrera en politique comme on rentre en religion. Et on y rentrera avec la même mystique, celle de l’existence possible d’un monde radicalement nouveau. Second effet de la révolution : l’installation de sa nostalgie au coeur de notre débat politique qui alimente une trompeuse et constante thématique de la rupture.
Trompeuse parce qu’il y a une résistance du réel que la politique, sauf à devenir idéologie pure, ne peut méconnaître. Elle ne relève pas de l’ordre de l’absolu mais du relatif. Autrement dit, selon l’affirmation traditionnelle de la doctrine sociale de l’Église, de l’ordre de la subsidiarité. Laquelle subsidiarité est d’abord une philosophie personnelle de la responsabilité que le président Kennedy avait jadis très bien résumée : cessez de vous demander ce que l’État peut faire pour vous et demandez-vous d’abord ce que vous pouvez faire pour l’État.
Et c’est à ce stade que l’on atteint la seconde interrogation d’ordre politique : quel État et quelle démocratie voulons-nous ?
Voulons-nous un État qui transcende les intérêts particuliers et offre une politique d’intérêt général ? Alors seule une démocratie représentative sainement pratiquée peut le permettre parce que seule elle autorise la patiente formation dans le creuset de la représentation nationale, par le débat et le compromis, d’une vision majoritaire du bien commun.
Le contraire de cet État de l’offre, c’est l’État de la demande ou plus exactement des demandes de la société civile telles qu’elle les « manifeste » dans la rue ou ailleurs mais hors des institutions démocratiques. C’est alors une fausse démocratie participative qui, sous couvert d’une prétendue révérence du social, fait en réalité le jeu des individus et des intérêts.
2 - D’où le second enjeu de ces élections qui est social et économique.
Avec ici également deux questions liées.
La première, c’est précisément de savoir quelle société nous voulons : une société de consommation ou une société de communion ? Car il ne suffit pas de revendiquer la participation de la société civile. La participation pour quoi ? La participation n’est pas une fin en soi, elle est un moyen au service d’un projet. Lequel ? La fraternité ou la prospérité ? L’être ou l’avoir ?
Et c’est la seconde question à se poser, qui devient de plus en plus urgente, celle du statut de l’économie. C’est là vraisemblablement l’un des enjeux les plus fondamentaux de ces élections qui semblent entièrement placées d’ores et déjà sous la contrainte économique. Non pas que les questions de l’emploi ou du pouvoir d’achat soient secondaires mais elles sont secondes. La question préalable c’est : qui commande ? Et si l’on répond que c’est le marché, alors il n’y a plus besoin d’État et d’élections. La réponse (responsabilité) étant ici à nouveau d’ordre personnel d’abord. C’est la problématique des structures de péché chère à Jean-Paul II : c’est une accumulation de comportements mauvais qui finit par créer des structures mauvaises. Et l’inverse…
3 - Troisième niveau donc d’enjeu de ces élections : l’enjeu éthique et culturel.
Qui se dédouble lui aussi.
L’éthique, la morale concernent précisément nos comportements, nos moeurs (ta éthé, mores). Autrement dit : qu’est-ce qui nous fait vivre ? Au nom de quoi, de quelle vision du bonheur, d’une humanité réussie, prenons-nous telle ou telle décision : sexuelle, familiale, professionnelle... Bref, quelle est l’image de l’homme qui nous tire et dont nous essayons d’inculquer le culte à nos enfants ? Celle du golden boy et de la réussite professionnelle à tout prix ? Celle de Prométhée, le scientiste voleur de feu dont Marx disait qu’il était le premier saint du calendrier laïc ? Ou bien celle de l’honnête homme, du sage, du prophète, du samaritain ou du Laveur de pieds ? Là aussi il nous faut répondre car tout part de là.
Et si nous penchons plutôt pour le second volet de la réponse, il faut s’en donner les moyens et notamment ceux de l’éducation et de la transmission qui sont dans une grave déshérence sur la base, là encore, d’une régression anthropologique : cette idée qu’il s’agit simplement de laisser s’épanouir, par sa socialisation, ce que l’enfant porte en lui, mais sans contrainte, sans tuteur, sans autorité. Comme le relevait pertinemment un sociologue, c’est le symbole de la poussette à l’envers : l’enfant ne se construit plus en regardant ses parents mais en regardant le monde. Et de fait, très rapidement, il prend sa logique en pleine figure, et se retrouve doté de tout l’appareillage pour en devenir prisonnier : "Wolfgang, tu feras de l’informatique" !
L’enjeu de l’éducation et de la transmission est vital. Pour se construire ainsi que le disent les évêques, il faut pouvoir s’appuyer sur une histoire, une généalogie, une ascendance et encore mieux : une transcendance.
4 - Dernier enjeu : l’enjeu religieux.
Le thème de son retour est à la mode et on en voit bien les raisons qui occupent une place de choix - à juste titre - dans les débats électoraux. Encore faut-il bien dégager les potentialités, les risques et, pour finir, se demander quel doit être le comportement chrétien.
La potentalité, c’est qu’en France, la religion, désormais débarrassée de la suspicion du pouvoir, retrouve toute sa liberté sur l’espace de la société civile où elle est d’autant plus sollicitée que, comme l’explique encore Gauchet, l’individualisme démocratique creuse « un trou noir » au centre du collectif appelant une recomposition symbolique et une justification des fins pour lesquelles l’apport des religions est indispensable. Encore faut-il être capable de profiter de cet effet d’aubaine. D’abord en se désinhibant d’un discours sur la sécularisation souvent fallacieux et ensuite en étant capable, selon une autre formule du même auteur, de repenser l’articulation entre Dieu et César... Qui n’est pas exempte de dangers et notamment celui de la récupération : en intervenant au sein du débat public dans la société civile, les religions risquent de lui apporter une sorte de caution sans retirer beaucoup de marrons du feu. C’est le danger des prises de position trop consensuelles ou du dialogue interreligieux. Comme le disait récemment Régis Debray : alors que voici peu encore la religion était considérée comme l’opium du peuple, le dialogue interreligieux devient l’opium des élites !
On dira : que faire d’autre ? Sans rejeter ce nécessaire rôle, certains penseurs ou théologiens estiment cependant qu’il n’est pas nécessairement prioritaire et que l’Église a peut-être mieux à faire et qui correspond mieux à sa vocation sacramentelle.
On pourrait résumer leurs perspectives en disant que la priorité de l’action ecclésiale reste pour eux, avant tout, de « créer du corps » : du corps collectif, du vivre ensemble, certes, mais aussi, et presque surtout, du corps individuel : de nouveaux hommes de pouvoir c’est-à-dire des hommes... qui soient capables de résister à la logique du pouvoir et de se donner entièrement à celle du service. L’abbé Pierre a été un homme de pouvoir et ce sont de tels hommes qui ont construit cette unique « success story » de l’histoire qu’est l’Union européenne...
Et s’il s’agit de créer du corps, disent certains des penseurs précités, l’eucharistie est un acte politique. Voilà sûrement un enjeu insoupçonné des prochaines élections !
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