La paix est entre nos mains

[(c) CEF] Du 14 au 16 septembre derniers, le cardinal Roger Etchegaray, président du Comité pour le grand Jubilé de l’an 2000, a effectué un voyage en Chine où il a participé à un symposium sur les religions et la paix organisé par l’Académie des Sciences Sociales de Pékin, en collaboration avec l’Université catholique de Milan. Ce déplacement intervient à un moment de blocage des relations entre le gouvernement chinois et le Saint-Siège. En effet, la Chine communiste réclame encore, avant toute normalisation, la rupture des relations diplomatiques entre le Vatican et Taiwan et s’oppose au principe de la nomination des évêques chinois par le Pape. L’Église catholique "officielle" est soumise au régime communiste, contrairement à l’Eglise "clandestine" (cf. DC 2000, n. 2225, p. 441-446). Le gouvernement chinois considère d’ailleurs comme une provocation la canonisation, à Rome, de 120 martyrs chinois, le 1er octobre 2000, jour anniversaire de la proclamation de la République populaire de Chine, en 1949. Le cardinal R. Etchegaray - qui avait été, en 1980, le premier cardinal à se rendre en Chine communiste - n’était chargé officiellement d’aucune mission à caractère diplomatique et a participé à ce symposium à titre personnel. Il y a prononcé un discours sur le thème de l’éducation à la paix dont voici le texte.


Tout d’abord, je remercie cordialement tous ceux qui ont favorisé ma présence à ce symposium sous les auspices de la prestigieuse Académie des Sciences Sociales de Pékin, en collaboration avec l’Université Catholique de Milan. Dans son sein, l’Institut pour les Religions du Monde, dirigé par le professeur Zhuo Xin ping, accueille comme des frères les membres de l’Association Tian Xia Yi Jia.

Grande, très grande est ma joie d’être à Pékin pour la troisième fois. Vous savez combien je suis proche du peuple chinois, depuis mes deux voyages en Chine. Le premier en 1980, invité par l’"Association du Peuple Chinois pour l’Amitié franco-chinoise", le second en 1993, invité par le Ministre chargé de la candidature de Pékin aux Jeux Olympiques 2000.

Et puis, ce que vous ne savez pas et qui me lie aussi à la Chine. Je suis originaire d’un petit village basque, au sud de la France, où est né - à 200 mètres de ma maison natale - Armand David, un missionnaire et explorateur naturaliste, dont le plus beau titre de gloire est d’avoir découvert le grand panda dans la région de Moupin (Sichuan) et l’avoir fait connaître au monde. Je me sens proche aussi de cet animal sympathique, symbole de la Chine et emblème universel de la protection de la nature. Armand David offrit au gouvernement impérial sa précieuse collection d’histoire naturelle.

Le défi de la paix à l’aube du IIIème millénaire :
quelles tâches pour l’Eglise catholique ?

Aujourd’hui, tout est présenté en termes de défi, le mot peut-être le plus usuel de notre temps. Nous sommes provoqués, donc stimulés, par les choses les plus évidentes, les plus élémentaires mais souvent les moins respectées comme, par exemple, la paix. Le passage à un nouveau millénaire a été saisi par l’Église comme un temps opportun pour mieux relever tous les défis qui la touchent, donc aussi le défi de la paix : en cette Année 2000 qu’elle appelle " année jubilaire", elle vit intensément les interpellations de l’évangile dont elle est mandataire pour le service du bonheur des hommes et des peuples.

Église, que fais-tu pour la paix ?

Voyons d’abord l’état des lieux du monde où campe l’Église aujourd’hui. L’Église affronte deux réalités contrastées qui se superposent plus qu’elles ne s’opposent. D’un côté, jamais autant qu’aujourd’hui la guerre n’a été déshonorée, abhorrée par les Papes qui se font parfois taxer de pacifistes à outrance : il n’y a plus de place pour une guerre agressive juste, et à peine pour une guerre défensive justifiée. Guerre et paix ne peuvent même pas se mettre sur le même pied comme deux contraires qui se combattraient, si j’ose dire, à armes égales. Les chrétiens et bien d’autres avec eux affirment que la paix est à faire en temps de paix encore plus qu’en temps de guerre, même si le coût, du moins moral, en est encore plus grand. D’un autre côté, jamais autant qu’aujourd’hui la guerre ne s’est installée dans la paix. La logique de guerre semble ronger la paix comme un parasite : la violence polymorphe s’est faufilée partout au point de rendre la paix belliqueuse. Après les grandes guerres, les vraies guerres inter-étatiques, voici maintenant que surgissent les petites guerres intra-étatiques, les guerres provincialisées, les guérillas, les conflits identitaires et ethnocentriques. Sans compter la mondialisation de réseaux terroristes, l’incitation au commerce aussi sordide que cynique des armes dans les pays pauvres.

C’est dans ce double décor qu’il faut situer l’action de l’Église : plus que jamais elle mesure le peu de portée des cris ou des discours incantatoires, généraux et généreux en faveur de la paix. A côté des techniques sophistiquées pour la guerre, la promotion de la paix ne peut demeurer artisanale, réduite à un bricolage de bons sentiments ni de bonnes idées : pour dire adieu à la guerre, il ne suffit pas de dire bonjour à la paix. Il y a une science de la paix, un art de la paix.

Église, que fais-tu pour la paix ? Elle mobilise (c’est bien le mot) tous ses enfants pour le combat de la paix, un combat encore plus dur que celui de la guerre. Elle appelle surtout les jeunes. Le message de Nouvel An du Pape en 1985 portait le slogan : "Les jeunes et la paix marchent ensemble". Ce n’était ni pour les flatter, ni en vue d’un marathon. Simplement, parce que le désir de la paix colle à leur peau plus encore qu’à leurs semelles, parce que les jeunes et la paix marchent ènsemble au point de mourir ensemble : les cimetières militaires sont des champs de blé fauchés en herbe. Le rassemblement à Rome (du 15 au 20 août) de près de deux millions de jeunes, à l’occasion du Jubilé de l’An 2000, est un grand signe d’espoir pour la paix et l’amitié entre les peuples.

L’Église interpelle aussi les hommes de science. J’entends encore l’objurgation de Jean-Paul II que j’accompagnais à l’UNESCO (2 juin 1980) : "Moi, fils de l’humanité et évêque de Rome, je m’adresse directement à vous, les plus hautes autorités dans tous les domaines de la science moderne... Déployons nos efforts pour préserver la famille humaine de l’horrible perspective de la guerre nucléaire".

L’Eglise confie le devoir de la paix aux nations elles mêmes et pas seulement aux individus. Voilà pourquoi elle déploie une intense et omniprésente activité, trop peu connue, au sein des organisations et des conférences internationales où elle se fait le porte-parole de la conscience morale de l’humanité à l’état pur, si l’on peut dire, transcendant tous les intérêts particuliers. Ce qui la guide, c’est la vision première de l’unité de la famille humaine avec ses conséquences inéluctables sur le double plan juridique et éthique.

L’Église ne se lasse pas d’explorer toutes les dimensions de la paix qui s’est donnée de nouveaux noms pour mieux résister : développement, justice sociale, solidarité internationale, défense des droits de l’homme, écologie. Tout se tient : le moindre accroc à la tunique de l’humanité vient défaire la paix. Il n’y a de paix véritable que celle qui vérifie et respecte à la fois toutes les dimensions de l’homme. Il faudrait se référer ici à tous les messages de Nouvel An, de Paul VI à Jean-Paul II.

Sur le chemin d’une paix escamotable, l’Église ose faire appel à l’opinion publique, une opinion bien avertie et informée, exigeante pour elle-même, non anesthésiée, non manipulée, car il n’y a rien de plus vulnérable, rien de plus exposé aux instrumentalisations partisanes que les aspirations populaires à la paix.

Nous touchons ici sans doute au noeud du problème de la paix : celui de l’éducation. Domaine particulier mais non exclusif de l’Église. Le premier acte de l’éducation à la paix est d’informer : face à une documentation qui se banalise ou se babélise, prendre la peine de s’informer sérieusement sur des questions par nature complexes. Puis, remplir nos regards de visions de paix et non de scènes de violence, parler un langage de paix, inventer de nouveaux gestes de paix, pour briser l’enchaînement fatal des passions héritées de l’histoire.

La paix n’est pas si simple que le cœur ne l’imagine, mais elle est plus simple que la raison ne l’établit. Devant l’enchevêtrement des problèmes, nous sommes tentés de nous dire : la paix dépend de mains plus expertes que les nôtres ? Certes, la paix a besoin de politiciens et d’économistes, mais elle est aussi entre les mains de nous tous, elle passe par mille petits gestes de la vie quotidienne. Chaque jour, par notre manière de vivre avec les autres, nous choisissons pour ou contre la paix. Eduquer à la paix c’est apprendre à vivre au sein des conflits. Car, il y a des espèces de conflits qui, loin d’être nocifs, fertilisent la vie sociale. Faire apparaître les différences, voire les divergences, moins comme des oppositions infranchissables que comme des destins complémentaires au service du bien commun. Eduquer à la paix, c’est aussi apprendre à se réconcilier au-delà des conflits. Mais nous nous heurtons aujourd’hui aux énormes congères que dresse la poussée des extrémismes, des intolérances raciales ou religieuses souvent nées du mépris ou de la peur de l’autre. La peur animalise l’homme et le fait aboyer plus que dialoguer.

A vrai dire, le respect plénier entre religions va plus loin qu’une simple tolérance rendue inévitable par un pluralisme des croyances entremêlé et visible. Il se fonde, comme l’affirme le Concile Vatican II, non sur le droit de la vraie religion mais sur le droit de toute personne humaine à une liberté religieuse qui soit même protégée par l’ordre juridique de la société.

Église, que fais-tu pour la paix ? Vers la fin de ma brève intervention d’ouverture du Colloque, je voudrais me hisser sur un registre où l’Église est seule à pouvoir répondre. Car, jusqu’ici toutes ses réponses ne lui sont pas propres. Même si elle se place, de la tête aux pieds, aux avant-postes, c’est avec beaucoup d’autres, avec cette légion d’hommes et de femmes appelés tout simplement de "bonne volonté", que l’Eglise mène le combat pour la paix. Mais sa vocation fait d’elle un acteur original sur la scène du monde, sur une scène dont le tout premier acte, comme le rappelle la Bible, raconte l’histoire de Caïn et Abel, d’un meurtre fratricide. Voilà ce qu’est l’homme, nous rabâche l’Église avec réalisme, voilà ce que nous sommes tous : des descendants d’un criminel, des criminels en germes.

Mais comme une mère obsédée par la paix, elle ne cesse de nous conduire vers ce qu’elle considère comme la vraie source de paix, la paix du Christ distincte de la paix des hommes sans pour autant lui être étrangère. Il n’est pas demandé aux chrétiens de faire à part une paix chrétienne, mais de dynamiser la paix des hommes. Et là, irremplaçable est la tâche de l’Eglise au service de la paix. La paix du Christ révèle les racines les plus profondes de la paix, en rappelant la nécessité de lutter contre le mal. Alors le chrétien ne se trompe pas de combat sur le champ de la paix, il ne se nourrit d’aucune illusion ni ne se décourage d’aucun échec : il sait d’où vient la vraie paix et jusqu’où elle doit aller. La paix du Christ communique les certitudes les plus solides, en rappelant que toute paix est un don de Dieu accueilli dans la prière et le jeûne. La rencontre historique d’Assise, il y a quatorze ans, entre des représentants qualifiés des diverses confessions chrétiennes et d’autres religions du monde, s’en est inspiré. Lorsque ce jour-là, à la fin d’une matinée grise, I’arc-en-ciel a coloré le ciel d’Assise, personne ne pouvait plus douter que la prière avait suscité un signe éclatant de la connivence entre Dieu et les descendants de Noé regroupés pour la première fois dans la même arche de salut par un Pape à l’audace prophétique : la famille humaine, déchirée, redécouvrait dans la joie l’unité divine de ses origines.

L’Église sait que Shalom (Paix) est le mot le plus savoureux, le plus juteux de la Bible, le seul qui puisse combler l’homme en le mettant en harmonie avec Dieu, avec les autres hommes, avec la nature, avec lui-même. L’Église sait que Dieu est venu habiter parmi nous pour donner un nouveau départ à la "paix sur terre". "Pacem in terris" si bien commenté par le Pape Jean XXIII, une paix bâtie sur les quatre piliers de la Vérité, de la Justice, de l’Amour et de la Liberté.

Mais l’Église se doit de faire sans cesse une vérification de sa propre existence, communautaire et pacifique par nature. L’Église peut difficilement parler de paix si, dans sa propre vie, elle ne donne pas des signes de paix et de réconciliation. L’Église doit être comme une parabole en actes de la fraternité sans frontières à laquelle tous les hommes aspirent. Elle connaît par sa propre expérience la grandeur du message de paix qu’elle a reçu de Dieu, mais aussi la fragilité des mains humaines qui portent cet évangile de la paix. Elle ne cherche à allécher aucune clientèle ni à imposer aucune maquette de société. Elle n’a pas réponse à tout, mais pour tous elle veut être un appel à découvrir le vrai bonheur en allant toujours plus haut, toujours plus loin... jusqu’aux extrémités de l’humain, là où l’homme est saisi et honoré dans la plénitude de sa dignité.

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Roger ETCHEGARAY

† 2019
Ancien archevêque de Marseille, créé cardinal par Jean-Paul II dont il a été un des principaux collaborateurs pendant plus de 20 ans, dirigeant 2 dicastères.

Publié: 15/10/2000