Devant le SIDA, relancer l’espérance

Les évêques de la Commission sociale, comme chacun aujourd’hui, ont été conduits à réfléchir à ce que signifient pour notre société l’apparition et l’expansion du sida. Cette maladie représente une douloureuse réalité de notre époque. C’est un drame pour ceux et celles qu’elle frappe partout dans le monde. Elle réclame un effort courageux chez ceux qui s’attachent à la combattre et à soigner les malades. Avant tout, notre pensée s’adresse aux personnes frappées du sida, à leur entourage et à tous les soignants. Nous tenons d’abord à dire aux malades que leur vie garde sa noblesse et sa valeur ; aux séropositifs, que nous comprenons leur angoisse secrète. Nous gardons devant nous la peine des couples atteints dans leur confiance mutuelle parce que l’un est séropositif ; celle d’infirmières et de soignants, du même âge que les malades... Tant et tant de visages, d’histoires particulières, de désespoir parfois... Nous avons retenu l’axe de nous adresser aux catholiques de notre pays. Ce n’est pas un oubli des autres pays, mais notre responsabilité s’exerce en premier envers les catholiques de France. C’est à eux que nous nous adressons : si le sida concerne tout le corps social, il pose des questions précises aux catholiques. Cette maladie peut nous apprendre quelque chose sur l’homme. Il serait grave qu’elle ne nous provoque pas à un approfondissement du sens même de l’existence. Il nous faut écouter ce que nous dit cette pandémie.

Parler en liberté

L’Église a reçu en dépôt un évangile qui est une Bonne Nouvelle annoncée à tous les hommes, en commençant par les pauvres. Or, il est pauvre celui qui est blessé par le sida. Elle est pauvre, la génération qui estime l’amour menacé par les gestes chargés de l’exprimer. Elle est pauvre, également, la société qui n’a rien d’autre à proposer que de se prémunir contre les risques. Pauvretés de santé, d’espérance et du sens de la vie...

La parole de l’Église est mieux entendue, dit-on, sur les questions de morale sociale que sur celles de morale privée. Cette opinion n’est pas exacte en tout point. Elle s’inscrit en un temps où l’attention envers l’individu est généralement plus grande que la prise en compte des déchirures sociales. Signe de la privatisation de l’existence, ce décalage de réception entre les morales sociale ou privée brouille l’écoute de la Bonne Nouvelle. Comment parler aujourd’hui, face au sida, d’une manière libérante qui aide à construire le sens d’une existence, qui redonne espérance et forces à des malades souvent jeunes ? " C’est pour que nous soyons vraiment libres que le Christ nous a libérés ", écrit saint Paul aux Galates (5, 1).

I. Dépasser les oppositions faciles

1) A propos du sida, l’opposition entre deux discours éthiques, l’un privé et l’autre social, ne rend pas compte de la totalité de la réalité. Cette maladie, qui touche aux forces vives d’une personne, n’est pas uniquement le résultat de son comportement privé. Contaminée à cause d’une relation sexuelle, d’un prêt de seringue... ou par suite de transfusion sanguine, d’un accident du travail, toute personne malade appartient à un corps social. Aucune maladie n’échappe à des conditions de propagation qui mettent en cause la vie en société. Les comportements reflètent les idées qui régissent un groupe humain. En retour, ces comportements renforcent ces idées et les rendent dominantes. Au lieu d’opposer vie privée et vie sociale, mieux vaut reconnaître leur interaction. Le sida n’est pas d’abord la maladie des autres. Tout le corps social en est affecté. Parler du sida oblige donc à prendre en compte et l’histoire de chacun et l’état d’une société. En un sens, le sida révèle ce qui tient à coeur à une société, les valeurs qu’elle promeut, les idéaux qu’elle recherche, c’est-à-dire toute une symbolique sociale.

2) Il serait tout aussi limité d’opposer une vérité sèchement doctrinale à la chaleur d ’une vie. L’existence n’est pas qu’émotion ni la vérité seulement intellectualisme. La conscience de l’homme cherche la vérité pour donner sens à sa vie, pour acquérir cette difficile liberté de se penser comme homme. L’homme est fait pour la vérité. Elle seule libère. Mais la vérité possède aussi une ardeur : la vérité sait aimer, sinon elle serait lettre morte.

La vérité, pour nous chrétiens, est plus grande que les expressions qui la presentent. Elle est incarnée dans la personne du Christ qui a livré sa vie pour les hommes, au nom de l’amour de son Père pour eux. "Je suis la vérité", a-t-il dit, en ajoutant : "Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés."

Parler du sida oblige donc à la fois à tenir fidèlement à l’appel du Christ lancé à tout homme et à garder la même miséricorde et le même accueil que lui. Une séparation entre les deux aspects serait ici mortelle pour la vérité et pour l’amour.

3) Enfin l ’Église ne fait pas que parler. Non contente de soutenir l’action des chercheurs, le dévouement des médecins et des soignants, elle a depuis longtemps pris des initiatives pour accompagner et soutenir les malades du sida. Beaucoup de chrétiens sont engagés dans des associations ou des équipes non confessionnelles de lutte contre cette maladie ou de présence auprès des personnes atteintes. Au nom de la foi et de la charité, l’Église a créé des groupes et des lieux d’accueil et d’accompagnement de ces malades. Il ne faudrait pas oublier qu’avant de parler, l’Église a agi.

Parler du sida conduit à un dialogue entre les personnes et la société, entre la vérité et la vie, entre la réflexion et l’action.

II. Comment réfléchir face au Sida ?

La maladie nous a tous pris de court. Malgré la prudence des savants, notre temps s’était habitué au succès. Voilà un virus qui résiste encore à tout remède. Il efface les séparations géographiques, si ce n’est que les pays du Sud le subissent dans leur situation de grande misère. Le sida devient symbolique de toutes leurs détresses.

Les biens de consommation, pourtant si mal répartis, ont tracé une image de l’homme moderne. Celle-ci est blessée. La fracture sociale est encore accentuée par cette maladie. En réaction, il est proposé de se préserver, ce qui, bien que nécessaire, reste insuffisant. Beaucoup restent désemparés, sous le coup de ce choc imprévu. " Peut-on aimer sans risque ? " Cette question hante les esprits.

En face de ces blessures, la complaisance et la condamnation représentent deux attitudes qui refusent de voir la gravité des enjeux dévoilés par cette maladie.

La complaisance suppose que tout comportement est admissible et équivalent à un autre, comme si la vie sexuelle représentait un paradis imperméable à tout relent de violence, d’égolsme ou de domination sur l’autre. Le sexe peut aussi être un moyen de réduire une autre personne en objet.

La condamnation simplifie les situations. Elle suppose que chacun mène volontairement sa vie, comme si n’existaient pas également l’action de l’inconscient et parfois les séquelles d’un passé difficile. Elle mésestime le fait qu’aujourd’hui les libertés se réfèrent de bonne foi à des morales différentes. Surtout, elle identifie des actes, même répréhensibles, avec la personne. Elle conduit ainsi à l’humiliation.

Curieusement, ces deux extrêmes se rejoignent : tous les deux rêvent d’un homme idéal, détaché des contingences ou plat exécuteur de règles anonymes. Le sida ramène au plus radical de l’homme et de la femme en leur corps : le sang, le sperme, les sécrétions vaginales... Comment unir en une même parole le sens le plus haut de la vie et ces réalités les plus originelles ?

La Commission sociale, après de très nombreux dialogues, propose trois domaines où la réflexion peut encore avancer.

1) La liberté et la loi morale

La réalité du sida oblige la liberté à se placer devant le réalisme de sa condition. Tout consommer rend tout insignifiant : au paradis, la Bible place un arbre interdit qui rappelle la place de l’Autre. L’homme ne peut tout dévorer : c’est vrai des objets et des autres.

La question posée par le sida est bien celle des limites de ce qui est possible à l’homme. Mais à condition de ne pas les comprendre comme des impératifs pour restreindre la liberté, ni comme des barrières à transgresser. La loi morale renvoie chacun à sa conscience : elle pose donc l’exigence d’apprendre à exister véritablement pour arriver à la communion avec d’autres libertés également dignes.

Cette limite de l’homme constitue sa liberté. L’évolution des moeurs donne à chacun une plus grande possibilité de choix pour mener son existence. Gagner en liberté, c’est aussi gagner en exigence pour que cette liberté ne retombe pas en de nouveaux esclavages, intérieurs à l’homme cette fois. Les limites de ce qui est possible offrent un moyen d’humanisation : c’est en les assumant que l’homme cesse de rêver sa vie pour la construire avec réalisme et pour considérer les autres comme des personnes.

Comment redonner à la liberté le sens de sa grandeur ?

Nous appelons chacun à réfléchir aux orientations de sa vie, afin de ne pas succomber à la domination de modes et de comportements qui enferment la liberté dans des séductions immédiates. La liberté est un travail de libération intérieure.

Nous appelons à exorciser les peurs, le sentiment diffus de punition, pour maintenir cette vérité que, même dans la maladie, une vie garde sa dignité et sa capacité de répondre à sa vocation.

Nous appelons à tout faire pour vaincre l’isolement des malades du sida, pour maintenir leur espérance usée par des hospitalisations répétées, pour soutenir le courage et le dévouement de tous les soignants.

2) Le désir et la sexualité

De soi, I’épanouissement de la vie sexuelle est un bien. L’homme n’est fait ni pour la misère ni pour le refoulement de sa sexualité. Nous sommes tous créés hommes ou femmes. La sexualité marque toute relation à soi, aux autres et au monde.

Loin de n’être qu’une série d’actes ponctuels, la vie sexuelle introduit la personne dans la continuité. Elle ne saurait être dissociée de tout ce qui construit une personne. La situation actuelle - " l’amour au temps du sida " - attend une réflexion sur des enjeux humains et chrétiens de la sexualité.

Chercher à évacuer les risques de contamination est une réaction évidente. Mais il restera toujours le risque fondamental de devenir homme, celui de la confrontation à l’autre, celui de toute relation qui ne s’humanise pleinement qu’avec le temps. La fidélité est justement le lien entre la sexualité et la liberté : entre vivre pour et avec un autre et travailler à ce que cet amour se libère progressivement de ce qui n’est pas lui.

Chacun marche vers l’amour. Chacun est appelé à découvrir l’amour vrai et à en témoigner. Tel est son désir le plus profond. Désir obscur mais sans fin, car l’amour n’a pas de frontière. Il vise au coeur de l’autre le mystère de sa liberté. Le désir apprend à passer de la possession au respect, en quoi consiste la confiance.

Pour nous chrétiens, nous savons que Dieu est amour et que le désir de l’homme reste sans repos tant qu’il n’a pas trouvé ce mystère infini de relation et de partage. L’amour de Dieu, révélé par l’offrande du Christ, nous apprend à aimer jusqu’au bout de l’amour.

Nous appelons à réfléchir au caractère proprement humain de la sexualité et à poursuivre des efforts en vue d’une éducation affective et sexuelle qui fasse découvrir la beauté et la dignité de toute relation humaine.

Nous appelons à méditer sur la fidélité non pas comme une morne constance, mais comme un travail quotidien de libération de l’amour.

Nous appelons à accompagner fraternellement ceux et celles dont la vie sexuelle et affective est pour eux source de conflits et de souffrances.

3) L ’espérance et la relation

Conduire les êtres à leur vrai désir : à travers tant d’impasses et de chemins tortueux, que cherchent-ils secrètement en eux-mêmes ? Quelle est la vraie réponse à leur attente ? On ne saurait éluder cette question vitale, sous peine d’enfermer la liberté dans des instants ou des possessions fugaces. Nous croyons que l’homme est plus grand que cela.

Problème d’espérance : toute relation authentique relance une plus forte intimité. L’amour est l’espérance de l’amour. Jouer à aimer interdit d’aimer. Parler ici du Christ donnant sa vie est pour nous le plus beau signe de confiance. Car ce don signifie que tout homme est précieux aux yeux du Christ, précieux au prix de sa vie.

Contempler ce geste absolu d’amour pur, nous osons le dire, apprend à aimer et révèle à l’homme la grandeur de sa vocation. Jésus éduque l’homme à aimer. Ou bien l’amour reste à notre mesure de petits propriétaires de notre coeur, de rentiers de nos affections et il décline lentement vers des souvenirs de rencontres ; ou il entraîne l’homme au-delà de lui-même, attiré par le désir que Dieu a de le rencontrer.

Nous appelons les catholiques à être, avec d’autres, les serviteurs de cette espérance qui redonne à toute personne la conviction que sa vie porte une promesse.

Nous les appelons, au nom de cette espérance, à être les témoins de la douceur et de la tendresse de Dieu. La loi de la grâce est pour l’homme, pour son bonheur, comme bonne nouvelle de libération et d’alliance.

III. L’amour est plus grand que l’homme

L’homme est appelé à aimer. Cette vocation est belle. Elle répond, au-delà des sécurités et des habitudes sociales, aux défis lancés par l’existence du sida. Car, malades ou non, jeunes ou aînés, nous avons tous à apprendre à aimer.On ne répond pas au sida au seul niveau du sida. Cette pandémie oblige à aller plus loin que ses causes biologiques, jusqu’au sens même de la vie d’un homme.

Le sida nous pose des problèmes essentiels. Un jour, le plus proche possible, on le guérira ou, comme le pensent certains, il s’éteindra de lui-même. Mais devant lui, un aveuglement de la conscience serait très grave, car il nous enlèverait cette exigence fondamentale, celle de nous penser comme hommes appelés à la liberté.

Cette conviction est un appel incessant. On dira peut-être qu’elle ne s’adresse qu’aux croyants ! Il ne serait pas si mal que les croyants retrouvent la joie de répondre à une telle vocation. Nous estimons aussi que des croyants, non pas possesseurs de la vérité, mais serviteurs reconnaissants d’un amour gratuitement reçu, participent de cette manière aux efforts de tous pour redonner sens à une vie sociale et personnelle. L’amour est plus grand que l’homme. L’espérance ouvre un avenir.

Les évêques de la Commission sociale :
Albert Rouet, président
Gérard Defois
Louis Dufaux
Bellino Ghirard
André Lacrampe
Jacques Noyer

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Commission sociale des évêques de France
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Publié: 14/11/1995
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