Darwin, Dieu et la finalité

Plus d’un siècle après sa mort, presque un siècle et demi après la publication de L’origine des espèces, Charles Darwin continue à fasciner les croyants. Fascination : répulsion et attirance. Tel est bien l’effet produit par l’éminent Anglais, enterré, ne l’oublions pas, dans l’abbaye de Westminster, non loin d’Isaac Newton. Des exemples ?

La fascination de Darwin

Les mouvements créationnistes, apparus aux Etats-Unis durant la seconde moitié du 19e siècle, en réaction aux idées évolutionnistes, continuent de défrayer la chronique et, surtout, à empêcher dans certains Etats américains l’enseignement de la biologie de l’évolution : qu’il s’agisse des origines de l’univers, de l’apparition de l’homme ou de quelque domaine que ce soit, seule la Bible a raison, affirment ces fondamentalistes chrétiens qui rêvent, comme leurs homologues musulmans, d’une société assujettie à la loi divine. Avec eux, pas question d’oublier les prérogatives divines ! Toutefois, que deviendraient-ils s’ils perdaient (par miracle, certes) leur bouc-émissaire ? La pauvreté de leur théologie, l’absence d’esprit critique et scientifique, même à l’égard des textes bibliques, bref, leur dogmatisme sans avenir ni fondement apparaîtrait au grand jour. Mais, pour l’heure, Darwin est toujours là, qui les fascine.

Même fascination chez les catholiques. Après l’affaire Teilhard de Chardin qui a suscité tant de débats dans la seconde moitié du 20e siècle, l’Eglise catholique, dans l’élan du Concile Vatican II, a opéré son aggiornamento, sa mise à jour : elle s’est intéressée non seulement aux sciences humaines, mais aussi à l’astronomie et à la cosmologie (le procès de Galilée paraît bien loin désormais), enfin à la biologie. Pourtant, là aussi, l’évolution telle que la décrivent et la théorisent Darwin et ses héritiers (de près ou de loin, qu’importe ici) pose question. Au point qu’en 1996, le pape Jean-Paul II a consacré à ce sujet son discours annuel devant l’Académie Pontificale des Sciences. La théorie de l’évolution, affirme-t-il, est "plus qu’une hypothèse " ; mais que nul ne se méprenne : Jean-Paul II ne réhabilite pas Darwin, il invite au contraire les catholiques à porter leur attention sur la conception de la personne humaine, sous-jacente à cette théorie (ou plutôt, précise-t-il ailleurs, à ces théories). Il y a en effet un saut fondamental entre le règne animal et l’espèce humaine, un saut que les processus évolutifs ne peuvent totalement expliquer. Là aussi, Darwin, avec ce déguisement simiesque dont les caricatures l’ont si souvent affublé, continue à intriguer, à fasciner les croyants. Mais quelles en sont les raisons ?

La question du "pourquoi"

Les deux exemples précédents donnent une partie de la réponse. Les idées de Darwin mettent sinon en danger du moins en question deux éléments fondamentaux de la foi et de la tradition chrétiennes : le statut de la Bible et la dignité de la personne humaine. Il faut être honnête : Darwin n’est pas le seul, ni le premier à le faire. Les exégètes, surtout protestants, avaient commencé bien avant lui à poser les prémices de l’exégèse moderne ; les astronomes, depuis Copernic, avaient de leur côté délogé l’Homme du centre du cosmos pour le placer sur une planète quelconque, au sein d’un univers infini. Alors, pourquoi cette fascination, jamais démentie, pour Darwin, ses idées, ses successeurs ? Sans doute parce que le savant anglais s’en prend à l’une des rares questions qui puissent susciter autant de passions, celle du "pourquoi ?" de la réalité, de sa finalité.

Grosso modo, cette question avait été jusqu’alors réservée au domaine de la religion, la connaissance scientifique se chargeant de celle du "comment ?". Un compromis qui avait permis aux sociétés occidentales, de tradition judéo-chrétienne, de sortir finalement de la crise provoquée par l’affaire Galilée : à chacun son domaine et, si possible, ne pas empiéter sur celui de son adversaire. Car la science et la religion chrétienne n’en restaient pas moins des rivaux, prétendant tous les deux offrir à l’humanité son propre accomplissement, soit dans cette existence (la science comme pourvoyeuse de progrès), soit dans une autre (la religion comme chemin vers un Paradis). En tout cas, quelle que soit la capacité de l’humanité à prendre en main son avenir sur cette Terre, la finalité devait rester dans le giron de la religion : elle seule se pensait en mesure de découvrir et de recevoir, d’interpréter et d’enseigner la volonté de Dieu, le plan de Dieu, les desseins de Dieu, dont la réalité terrestre, œuvre du Créateur divin, constitue déjà un formidable miroir.

Dès lors, le sacrilège de Darwin ne consiste pas uniquement à affirmer que "l’homme descend du singe" (c’est du moins ce que ses contemporains avaient compris), autrement dit à ramener l’humanité au rang d’une espèce biologique parmi les autres, mais aussi et avant tout à nier l’existence d’une finalité. Non seulement la science prétend répondre au "pourquoi ?" du vivant mais, bien plus, elle avance l’idée selon laquelle celui-ci serait dépourvu de toute espèce de déterminisme : les processus de variation et de sélection ne correspondent à rien qui puisse rappeler, évoquer ou illustrer l’accomplissement d’un plan issu d’une Intelligence suprême et créatrice.

Jacques Monod, au terme de son livre Le Hasard et la Nécessité, décrit fort bien la situation à laquelle la biologie de l’évolution et, avec elle, la science contemporaine sont parvenues : "L’ancienne alliance est rompue : l’homme sait enfin qu’il est seul dans l’immensité indifférente de l’Univers d’où il a émergé par hasard. Non plus que son destin, son devoir n’est écrit nulle part, à lui de choisir entre le Royaume et les ténèbres." L’ancienne alliance est rompue : celle de l’harmonie entre la foi en un Dieu créateur et ordonnateur de toutes choses et l’aimable contemplation du cosmos, à la manière d’un William Paley pour qui le monde apparaissait comme une montre et Dieu comme l’Horloger de génie. L’ancienne alliance est rompue, le sens a disparu de la réalité. Et, effectivement, à cela, les croyants n’étaient pas préparés. Pas plus d’ailleurs que les théologiens, surtout en Occident. Jusqu’alors, en effet, et ce depuis les premiers siècles du christianisme, ils ne s’étaient guère intéressés à la réalité des choses. Le monde n’était finalement qu’un décor, posé une fois pour toutes par le Créateur et devant lequel se déroulait ce qui seul était digne d’intérêt : le drame de l’humanité, l’histoire du salut des humains et, avant tout, de leurs âmes. En dehors de cette histoire, suite de l’Histoire Sainte, celle du peuple élu, aucune autre histoire n’intéressait les théologiens.

Prendre l’histoire au sérieux

Dès lors, la révolution provoquée par Darwin prend une ampleur plus grande encore. Non seulement le monde perd sa finalité "horlogère" ou "théâtrale", mais, de plus, l’histoire fait en quelque sorte irruption au sein de la réalité. Si la révolution copernicienne avait entraîné le passage d’un monde clos à un univers infini, celle de Darwin met toute chose en mouvement, qui plus est, sans direction affichée d’avance ! Exit les nostalgies et les mythes de l’éternel retour, les calculs et les frayeurs échafaudés sur l’idée de prédestination. Place à l’histoire, non plus seulement Sainte, mais aussi naturelle (au sens strict du terme, et pas seulement descriptif à la manière de Linné) et cosmologique, avec ses trophées mais aussi ses rebuts. Il n’est pas possible d’évoquer ici toutes les manières dont les théologiens ont réagi à la révolution darwinienne, mais ceux qui ont accepté de la prendre au sérieux, même pour la critiquer, n’ont pas manqué d’en subir la fascination. Car, à côté des réelles difficultés et même des contradictions qu’elle présente vis-à-vis de la tradition chrétienne, la vision évolutionniste du monde, héritée de Darwin, conduit à considérer à nouveaux frais plusieurs thématiques indispensables à la théologie. La plus importante, sans doute, est précisément celle de l’histoire. Prendre l’histoire au sérieux, c’est redécouvrir et s’interroger sur un pan entier de la foi juive puis chrétienne, celle de l’élection, qui, sans craindre le jeu de mots, rime avec sélection. Confesser la possibilité d’une élection, n’est-ce pas en effet admettre que l’histoire, celle d’un peuple dit "élu", n’est jamais totalement déterminée (sinon pourquoi parler de choix ?) ni indéterminée (où serait alors le choix de Dieu ?). Et s’il en était de même pour l’œuvre de création tout entière ? Ne savons-nous pas que l’histoire du vivant s’est effectuée et s’effectue encore grâce à un "jeu des possibles", pour reprendre l’expression de François Jacob ? Autrement dit, au sein de contraintes qui sont autant des limites infranchissables que des points d’appui. Faut-il dès lors voir en Dieu Créateur un bricoleur de génie, pour filer la métaphore proposée par François Jacob ? Les théologiens sont bien obligés de reconnaître que le mode d’action de Dieu leur reste inconnu ; mais est-ce tellement étonnant ? Si la contemplation du monde a longtemps servi de preuve à l’existence d’un Dieu Créateur, elle a rejoint désormais la place qui a toujours été la sienne, celle du Credo, de la confession de foi : pour un croyant, dire que Dieu est Créateur, qu’il agit dans le monde, relève autant de la foi que proclamer la résurrection du Christ ou celle des morts à la fin des temps. Autant d’articles de foi dont le "comment ? " nous échappe.

La création continuée

Dans une perspective semblable, les théologiens ont dû revoir leurs propos quant au commencement et à la fin du monde. Plus question, bien entendu, d’une lecture littérale des textes bibliques, en particulier ceux de la Genèse et de l’Apocalypse. Les deux "extrémités" de l’histoire du monde nous échappent... comme d’ailleurs aux scientifiques qui se heurtent au mur de Planck ou aux limites de nos outils de prévision. Par contre, sans perdre de vue pour autant le déroulement de cette histoire, la réflexion théologique est amenée à reconsidérer l’idée même d’origine. Dire que Dieu est à l’origine du monde, ce n’est pas le réduire à donner la chiquenaude initiale, ni d’ailleurs à stopper cette histoire par un nouveau Déluge. La notion traditionnelle de creatio continua (création continuée) retrouve ainsi une forme de jeunesse : Dieu, confesse le croyant, est au fondement de chaque être, lui confère sa singularité, son originalité, ici et maintenant. C’est là leur grandeur, à Dieu comme à chacune de ses créatures. Sans en remettre pour autant en cause les fondements, il est possible que de telles réflexions trouvent quelque écho dans la réflexion éthique contemporaine, confrontée aujourd’hui à des dossiers épineux qui concernent souvent le début, le terme et la finalité de la vie humaine...

Et les scientifiques, qu’auraient-ils à faire de tout cela ? "Gare aux théologiens !" les prévient Dominique Lecourt, soucieux de constater comment les personnages de Prométhée, Faust et Frankenstein, trois figures mythiques qui ont subi différents sorts au cours de l’histoire de la culture occidentale (expansion ou dénonciation, déclin ou détournement de sens, etc.) resurgissent aujourd’hui comme les symptômes d’un embarras, d’une angoisse de nos sociétés face aux réalisations, aux projets ou aux prétentions de la science contemporaine. "Gare aux (pseudo) théologiens !" pourrions-nous reprendre en écho, lorsque certains propos de chercheurs quittent les limites du discours scientifique pour aborder les rives de la philosophie et, parfois, de la théologie.

Un temps pour chaque chose

Sans doute, les biologistes sont-ils moins exposés à ce genre de tentation métaphysique : en ce domaine, le Diable préfère le silence et la pureté du cosmos et de l’infiniment grand au grouillement bruyant et souvent fétide du vivant ; il réserve celui-ci aux questions de la chair ! Il n’empêche, ces biologistes, héritiers de Darwin, responsables d’une rupture d’alliance, pourvoyeurs d’une vision évolutionniste du monde, auront peut-être besoin des théologiens. Car, dépouillée de toute destinée, l’humanité doit "choisir entre le Royaume et les ténèbres" ; où va-t-elle désormais trouver les motifs, les arguments, bref une finalité à ses choix ? Dans la seule science ? Mais c’est tout simplement une manière de réinscrire notre destin dans la nature, les gènes (pour ne citer qu’eux) risquant de prendre la place des étoiles ou du marc de café. La science a un rôle essentiel, celui d’élargir notre jeu, notre espace des possibles. Mais elle ne peut se passer des autres champs développés par l’esprit humain, ceux de l’intelligence (la philosophie, la théologie), ceux de la créativité et de la culture, pour permettre aux sociétés humaine, aux individus qui les composent, de choisir, de bâtir ce que Monod désignait par le mot de Royaume. Sans doute, celui-ci n’aura jamais plus les allures d’un jardin à la française : de ce paradis habité par nos ancêtres, Charles Darwin nous a définitivement chassés pour nous faire pénétrer dans un jardin à l’anglaise. Mais, comme disait le sage Qohélet, il y a un temps pour chaque chose sous le ciel.

Petite bibliographie de Jacques Arnould

 "Dieu, le singe et le Big Bang", Le Cerf, Paris, 2000
 "La théologie après Darwin", Le Cerf, Paris, 1998

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Jacques ARNOULD

Docteur en histoire des sciences et en théologie.

Publié: 01/06/2020
Les escales d'Olivier
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