Religion et éthique dans la construction européenne

Cluj (Roumanie)

Introduction

Les valeurs morales ont-elles réellement une place dans le développement de l’Union européenne ? Les religions peuvent-elles y avoir une place et ont-elles une responsabilité dans la construction européenne ?
Les Églises peuvent-elles intervenir ? Par où et comment ?
Pour rencontrer ces questions, je procéderai en quatre étapes :

  1. Un regard plutôt historique : les valeurs morales dans l’histoire de l’Union européenne.
  2. La Charte des droits fondamentaux et le projet de Constitution européennes, lus de ce point de vue.
  3. Le lieu de la question éthique dans le projet européen et la responsabilité des religions et communautés de conviction.
  4. Une analyse des enjeux politico-institutionnels autour du projet de Constitution européenne et de la Conférence intergouvernementale qui est en cours.

1.Les motivations éthiques de la construction européenne

Le point de départ qui conduit à l’Union européenne, telle que nous la connaissons aujourd’hui, est fondamentalement moral : la recherche de la paix. L’explosion des Balkans montre que la question de la paix reste un défi majeur pour le continent européen.

1.1 Une volonté de paix

La première institution européenne, la CECA (Communauté européenne du charbon et de l’acier), - qui a conduit aujourd’hui à l’Union européenne, - est née d’un projet de réconciliation et de paix : réconciliation et création des conditions d’une paix durable entre les deux ennemis héréditaires qu’étaient la France et l’Allemagne qui, en moins d’un siècle, avaient été à l’origine de trois guerre meurtrières.

Trois figures historiques, principalement, sont à l’origine d’un projet politique entièrement nouveau. Du côté allemand, il y avait le désir d’arrimer fortement l’Allemagne occidentale à l’Europe occidentale, suite à la fracture du pays due à l’occupation de sa partie orientale par l’Union soviétique. Il s’agissait de passer de la confrontation traditionnelle avec la France à une alliance de paix, tout en sortant le pays de sa position d’infériorité politique. Dès janvier 1950, Konrad Adenauer, élu chancelier le 15 septembre 1949, suggère d’internationaliser avec la France la production de l’acier. Le 9 mars, au cours d’une conférence de presse, il suggère même une union politique complète entre la France et l’Allemagne. Sa proposition est reçue très froidement en France...

C’est alors que Robert Schuman, ministre des affaires étrangères de France, s’appuyant sur une proposition concrète inspirée par Jean Monnet, prononce le 9 mai 1950 une déclaration publique, au nom de son gouvernement. Par cette déclaration, il propose à l’Allemagne de mettre en commun les industries du charbon et de l’acier, rencontrant ainsi la préoccupation d’Adenauer.

Que retenir de ce premier acte ? Les chemins de la réconciliation et de la paix passent par l’impulsion de personnalités de convictions qui osent croire que malgré les haines ou les ressentiments, malgré les blessures non cicatrisées, il est possible de rencontrer l’autre, de trouver des chemins qui conduisent à la paix, de mettre en œuvre des méthodes qui créent de nouveaux liens. Ces personnalités étaient des croyants, des hommes de foi, de foi chrétienne, comme Schuman et Adenauer ou l’Italien De Gasperi, ou de foi humaniste, comme Monnet ou le Belge Spaak, qui ont été les premiers artisans de l’aventure européenne.

Pour beaucoup de Français et d’Allemands, l’idée même d’une réconciliation était à l’époque impensable. Il faut mesurer tout le chemin parcouru. Le 17 octobre dernier, le chancelier Schröder, retenu par une urgence au Bundestag, a demandé au président Chirac de le représenter à la réunion des chefs d’État de l’Union européenne à Bruxelles. Qui oserait espérer aujourd’hui qu’à une réunion de chefs d’États, le président de Serbie représente le président de Croatie, ou le président de Bosnie représente celui de Serbie ? Un tel symbole est sans doute l’un des enjeux majeurs de l’avenir de l’Union. Mais pour cela, il faut la patience du temps. Il faut aussi oser croire que c’est possible, et oser préparer et faire les premiers pas. Cela suppose entre autres qu’on puisse parler avec vérité sur l’histoire commune et ses violences.

1.2 La paix aujourd’hui

Par le moyen de l’économie, avec la CECA, puis la CEE (Communauté économique européenne), préparant la Communauté européenne puis l’Union européenne, la paix a été assurée solidement entre les pays membres. Mais avec une double limite. D’une part, cette paix s’est faite dans une Europe divisée par le Rideau de fer. Et à l’Est, c’était la Pax sovietica, c’est-à-dire à la fois l’absence de guerre entre les États et l’absence de liberté. Cette division en blocs antagonistes assurait une paix fondée sur la terreur d’une possible guerre nucléaire. D’autre part, si la paix était assurée entre les États membres de la Communauté, la méthode était et est toujours incapable de résoudre le problème des violences armées intra-étatiques : en Irlande du Nord, au Pays Basque, en Corse.
L’Empire soviétique s’est effondré. On a cru à une nouvelle ère de prospérité et de paix. Mais la violence s’est déchaînée dans les Balkans, mais aussi en Tchétchénie. Plusieurs États de l’ex-URSS sont aujourd’hui de véritables poudrières... Et les conflits se sont multipliés en Afrique principalement, mais aussi en Asie.
Dans le conflit entre les États-Unis et l’Irak, et la guerre qui s’en est ensuivi, l’Union européenne dans sa dynamique d’élargissement a été incapable de parler d’une seule voix, de définir une politique commune. La guerre a été militairement gagnée, mais pas la paix, et la société irakienne est politiquement et économiquement détruite et actuellement ingérable pour les Américains. Politiquement, l’Europe est toujours absente...

Dans ce contexte, les fondamentalismes et les intégrismes religieux se sont développés, principalement dans le monde musulman, mais aussi le fondamentalisme chrétien aux États-Unis. Il y a également les crispations religieuses liées aux revendications nationalistes et la confrontation, dans les Balkans précisément, des trois grandes traditions religieuses : catholique (ou plus largement latine), orthodoxe et musulmane, avec des phénomènes de purification ethnique de part et d’autre...

S’ajoutent à ces foyers de violence guerrière, les tensions nouvelles dans le dialogue œcuménique, en particulier entre les Églises de tradition latine, catholique et protestantes, et celles de tradition gréco-byzantine, orthodoxes. Et partout où elles coexistent, les relations entre l’Église orthodoxe et l’Église gréco-catholique (souvent désignée sous le nom d’Uniates) sont particulièrement difficiles voire violentes.
La paix reste donc un enjeu majeur du projet européen, et les Églises et religions ont une responsabilité importante en rapport avec cet enjeu, en raison même de leurs histoires conflictuelles, de leur immersion dans les identités nationales, de leurs difficultés à s’entendre et à coopérer.

1.3 Le choix de l’économie

Le moyen de l’objectif de paix a été l’économie : l’unification des industries du charbon et de l’acier. Il était clairement prévu par Schuman, qu’il s’agissait là d’un premier pas : le politique allait suivre, et conduire progressivement à un projet de type fédéral [1].

Le projet était ouvert à tous ceux qui voudraient bien en être partie prenante en Europe occidentale. Au départ, seuls l’Italie et le Benelux répondent à l’invitation. Dès 1963, peu avant sa mort, Schuman envisageait et espérait l’élargissement du projet à l’ensemble des pays d’Europe [2].

Si l’objectif premier des grands initiateurs était éthique, si la motivation principale était la paix, il faut aussi dire que sans les motivations économiques et politiques déterminées par la conjoncture internationale, la CECA n’aurait sans doute jamais vu le jour : l’industrie lourde demandait à être reconstruite, et surtout la situation de guerre froide s’était imposée. Il fallait s’unir contre l’URSS, en s’adossant à l’OTAN. Les motivations économiques et géopolitiques ont certainement joué le rôle déterminant dans la décision. Les idéaux, pour prendre corps, ont besoin de décisions pragmatiques modestes qui ouvrent un chemin.

L’économie a pris la direction du bateau européen : le Traité de Rome en 1957, instituant la Communauté économique européenne, est très clair à ce sujet.
Ce n’est que lors de la CIG (Conférence intergouvernementale) de Maastricht, en décembre 1991, avec le Traité instituant l’Union européenne, que la perspective politique est introduite explicitement, avec les dimensions de politique extérieure et de sécurité commune (PESC, deuxième pilier), et celles de justice et affaires intérieures (JAI, troisième pilier). Ce Traité sur l’Union européenne, - qui est intergouvernemental, - est et reste indépendant du Traité instituant la Communauté européenne, - qui lui est communautaire (avec le rôle central d’initiative de la Commission européenne). D’où les difficultés de compréhension pour les citoyens et les confusions. Le projet de Traité constitutionnel adopté par la Convention et soumis à l’actuelle CIG prévoit heureusement la fusion des deux traités.

Introduisant des dimensions politiques dans la dynamique de l’Union, ce traité de Maastricht a aussi des implications éthiques importantes : la politique extérieure et de sécurité touche directement la question de la paix dans les rapports avec les pays tiers ; la politique de justice et affaires intérieures porte, entre autres, sur les questions d’immigration et d’exil.

1.4 Éléments éthiques dans le processus européen

Dans l’histoire de la Communauté puis de l’Union, l’inspiration éthique n’a pas été absente. Je relève ici quelques domaines importants des politiques de l’Union.

Il y a d’abord la politique agricole commune (PAC). Il s’agit de la première grande politique commune, qui a absorbé jusqu’à 80% du budget de la Communauté (actuellement encore près de la moitié). Les objectifs de la PAC sont d’abord économico-sociaux : modernisation de l’agriculture, autosuffisance alimentaire, coût de l’alimentation pour la population, niveau de vie des paysans. Mais c’était fondamentalement aussi un enjeu de solidarité : solidarité des pays peu agricoles avec les pays fortement agricoles (en particulier la France), solidarité avec une population fragile professionnellement et socialement, le monde de la paysannerie.

Ensuite, il y a les différents programmes structurels qui assurent des transferts importants de ressources financières des pays plus riches vers les pays plus pauvres (Irlande, Portugal, Grèce), et à l’intérieur des pays, vers les régions plus pauvres (certaines régions d’Espagne et d’Italie, régions minières industriellement dévastées en France ou en Belgique, etc.) En termes financiers, la cohésion économique, sociale et territoriale, qui fait partie des objectifs de l’Union, constitue le deuxième budget, après la PAC. Il s’agit fondamentalement de solidarité sociale, mais la solidarité va aussi avec un développement économique bénéfique pour tous.

Du point de vue social, concernant principalement les conditions de travail, il y a le protocole social européen, adopté à Maastricht. La Grande-Bretagne a alors refusé de le signer ; depuis Amsterdam, le protocole fait partie du Traité et s’impose donc à tous : c’est ainsi que l’Angleterre a dû introduire dans sa législation la définition d’un salaire minimum et celle d’un horaire hebdomadaire maximum.

Au niveau de la coopération, il y a principalement les Conventions de Lomé puis de Cotonou, définissant la coopération entre l’Union et les pays ACP (Asie, Pacifique et Caraïbes). Ces conventions présentaient deux caractéristiques innovantes, intéressantes du point de vue éthique : elles sont multilatérales et gérées paritairement (entre l’ensemble des pays de l’Union et l’ensemble des ACP : cela permet de dépasser les intérêts nationaux dans les relations de coopération), elles accordent diverses préférences pour les pays les plus pauvres, elles prévoyaient des mécanismes de stabilisation des produits d’exportation de ces pays... Malheureusement l’esprit de Lomé s’est peu à peu perdu, et la nouvelle convention de Cotonou est beaucoup moins favorable de ce point de vue.

Importante aussi est l’articulation entre l’Union européenne et la Conseil de l’Europe : la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et la Charte sociale européenne servent de référence (et la Convention a demandé que l’Union soit dotée d’une personnalité juridique et qu’elle adhère en tant que telle aux traités et conventions internationaux). Il faut aussi relever le fait que les avis du Conseil de l’Europe sur les questions éthiques (au sens restreint du mot, comme si le social n’était pas aussi éthique !) : avortement, euthanasie, clonage, etc., s’imposent comme référence aux programmes de recherche financés par l’Union.

Il y a aussi des éléments éthiques importants dans la politique internationale de l’Union, qui joue un rôle déterminant dans l’élaboration et la ratification de divers traités internationaux : mines antipersonnel, Kyoto, médicaments, Cour pénale internationale, commerce des armes légères (en cours de négociation), etc. Dans tous ces domaines, les enjeux économiques ou commerciaux sont soumis à des principes humanitaires et à une primauté du droit. Dans tous ces domaines également, expressifs d’un certain humanisme, la politique de l’Union tranche avec celle des États-Unis, qui n’ont ratifié aucun de ces traités, en argumentant de leurs seuls intérêts économiques et commerciaux.

De plus, du point de vue de la politique étrangère toujours, l’Europe fait davantage que les États-Unis confiance à la négociation et à la diplomatie pour régler les conflits internationaux : elle a trop souffert des ravages de la guerre. L’initiative commune récente des ministres des Affaires étrangères d’Allemagne, de France et de Grande-Bretagne en Iran, qui a obtenu de ce pays qu’il renonce au développement de l’armement nucléaire, alors que les États-Unis n’utilisent souvent que la menace, manifeste qu’une politique commune peut être efficace.

2. Charte des droits fondamentaux et Constitution européenne

Nous disposons à l’heure actuelle de deux textes majeurs du point de vue de l’histoire de l’Union européenne : la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et le projet de Constitution pour l’Europe.

En quoi ces documents sont-ils importants ? Quels en sont les enjeux ? Ils répondent fondamentalement à deux objectifs : remobiliser le citoyens pour l’Europe et assurer l’efficacité des institutions européennes pour une Europe à vingt-cinq ou davantage.

2.1 La Charte de droits fondamentaux de l’Union européenne

Les gouvernements ont perçu avec une inquiétude grandissante le fossé croissant qui se creuse entre les opinions publiques et le processus européen : faible participation aux élections européennes, mauvaise image de Bruxelles, montée de l’euroscepticisme. Ces gouvernements et les partis politiques portent une part importante de responsabilité dans cet état d’esprit : systématiquement les élections européennes ont été détournées sur des enjeux de politique nationale, tout aussi systématiquement les gouvernements et les médias ont le plus souvent donné une image négative des institutions européennes, désignées sous le nom de Bruxelles, comme responsables de toutes les difficultés et contraintes économiques et administratives, alors que toutes les décisions importantes ont toujours été prises par ces gouvernements eux-mêmes au sein du Conseil de ministres.

Mais la situation est devenue politiquement critique : si les opinions publiques par leurs votes en viennent à s’opposer au projet européen, les conséquences politiques et économiques risquent d’être difficilement gérables.
Le Traité de Maastricht, instituant l’Union européenne, a créé une citoyenneté européenne. Un citoyen a des droits.

Il fallait définir ces droits. La CIG d’Amsterdam (1997) a donc décidé la rédaction d’une Charte des droits.

2.1.1 La Convention : un processus original

Pour la rédaction de cette Charte, on a mis en place une institution originale : une Convention, constituée en gros pour les trois-quarts de représentants des parlements nationaux et du Parlement européen, et pour un quart de représentants des gouvernements. C’est-à-dire une représentation démocratique très importante.
Cette Convention était marquée par deux autres caractéristiques démocratiques : toutes les séances, se tenant au Parlement européen à Bruxelles, étaient ouvertes, et quiconque pouvait y assister sans formalité (à la différence du Conseil européen ou du Conseil des ministres dont les délibérations et les votes sont toujours secrets).

Par ailleurs plusieurs auditions de la société civile organisée ont eu lieu. Ces auditions permettaient aux organisations de la société civile de s’exprimer, en particulier les grands réseaux d’organisations comme le Forum de la société civile européenne, la Plateforme sociale européenne, les réseaux d’associations de défense des Droits de l’homme, et d’associations de solidarité avec les immigrés, réfugiés et demandeurs d’asile.
Ces auditions ont eu une influence importante et ont orienté de façon décisive les travaux de la Convention, en s’articulant au travail des parlementaires.

Cela a permis d’abord une véritable ouverture à l’universel : le projet, - demandé par les gouvernements, - était celui d’une Charte des droits des citoyens européens ; la Charte est celle des droits fondamentaux de l’Union européenne. La différence est importante : sont sujets de ces droits toutes les personnes qui de fait se trouvent sur le territoire de l’Union, qu’il s’agisse de citoyens, de travailleurs légaux de pays tiers, de travailleurs illégaux, de résidents clandestins, ou encore de demandeurs d’asile : tous peuvent revendiquer les droits fondamentaux liés à la dignité humaine.

Par ailleurs, la Charte, pour la première fois dans un instrument international, lie étroitement les droits politiques et les droits sociaux, définis en général dans des documents distincts. C’est une initiative juridique très importante, manifestant l’unité ou l’indivisibilité des droits humains. Le gouvernement britannique a longtemps résisté à cette intégration. Elle n’a été rendue possible que par la demande massive de la société civile trouvant l’appui d’une majorité parlementaire.

Pour beaucoup de citoyens européens, ce travail de la Convention a paru très lointain. En fait, indirectement, tous ceux qui militent quelque part dans une association comme la Ligue des droits de l’Homme, ou encore ATD Quart-Monde, étaient représentés par le biais des coordinations nationales et internationales. Ainsi tout le travail effectué à la base confluait en fait lors de ces auditions.

2.1.2 Le contenu de la Charte

Le Préambule de la Charte est un texte particulièrement important :

Les peuples de l'Europe, en établissant entre eux une union sans cesse plus étroite, ont décidé de partager un avenir pacifique fondé sur des valeurs communes.
Consciente de son patrimoine spirituel et moral, l'Union se fonde sur les valeurs indivisibles et universelles de dignité humaine, de liberté, d'égalité et de solidarité ; elle repose sur le principe de la démocratie et le principe de l'État de droit. Elle place la personne au cœur de son action en instituant la citoyenneté de l'Union et en créant un espace de liberté, de sécurité et de justice.

Les premiers mots : « Les peuples de l’Europe » : formule ouverte, qui dit implicitement que le projet de l’Union vise la (ré)unification de l’Europe. Est dit aussi dans cette première phrase que l’objectif est un avenir de paix, et que cet avenir se fonde sur des valeurs communes, celles-ci étant explicitée dans le paragraphe suivant.
Au centre, « au cœur de l’action », la personne : pas l’individu. Notion philosophique et anthropologique plus large et plus riche que celle d’individu : la personne est l’individu en relation.

Les valeurs qui sont exprimées se trouvent ensuite explicitées et développées dans les différents chapitres : dignité, libertés, égalité, solidarité, citoyenneté, justice. Le dernier chapitre étant consacré à des dispositions juridiques.

En dehors de la manière dont elle intègre droits politiques et droits sociaux et économiques, la Charte n’est pas très originale : elle reprend, parfois de manière moins précise, ce qui est déjà affirmé dans les traités internationaux. Dans différents domaines le droit interne de certains États va plus loin. Dans d’autres domaines, la Charte va plus loin que la Convention européenne pour la sauvegarde des droits de l’Homme, qui est sa référence : elle intègre l’évolution de la culture et des mœurs, entre autres autour de la non-discrimination entre l’homme et la femme ou vis-à-vis des homosexuels ; elle présente une définition volontairement ouverte de la famille ou de la dignité et de l’intégrité de la personne. Ce qui ne va pas sans poser des questions difficiles pour les Églises.

Beaucoup auraient aimé que la Charte intègre le meilleur du droit de chacun des États : politiquement, un tel accord était impossible. Le fait même de la Charte est déjà un progrès considérable.

2.1.3 Le statut de la Charte

Lors de la CIG de Nice (2002), la Charte a été reçue et approuvée par les gouvernements au titre de simple déclaration, sans être intégrée dans les Traités. Statut relativement faible. Malgré tout, la Charte a déjà fait jurisprudence tant à la Cour européenne des droits de l’Homme de Strasbourg qu’à la Cour de Justice européenne de Luxembourg. Du seul fait de son existence, elle a donc déjà une efficacité.

2.2 Le projet de Constitution pour l’Europe

Depuis Nice, l’Union disposait donc d’une Charte des droits fondamentaux. Mais tant la CIG d’Amsterdam que celle de Nice avaient échoué quant à la nécessité urgente de réforme des Traités en vue de l’élargissement. Il est apparu que le processus même des CIG n’était pas adapté à un tel projet. Vu la réussite du processus de Convention pour la Charte, le Sommet européen (réunion des chefs d’État et de gouvernement) tenu à Laeken sous présidence belge en décembre 2001 a décidé de créer une nouvelle Convention dans ce but.

Cette nouvelle Convention, présidée par Valéry Giscard d’Estaing, présentait une figure très différente de la première, du fait que les dix pays adhérents et futurs membres y étaient présents, par leur représentation parlementaire et gouvernementale au même titre que les quinze pays membres. Par rapport à la Convention précédente, le travail était beaucoup plus technique (il s’agit d’une réforme des Traités et des institutions) et s’est organisé par la création d’une série de commissions chargées de préparer des propositions pour les différents thèmes et chapitres.

Ici encore, la société civile a été invitée à des auditions. En raison de la technicité des questions, son influence a sans doute été moins importante.

2.2.1 Les acquis majeurs de la Convention et du projet de Constitution

Rapidement deux points majeurs ont été acquis avec un très fort consensus. Tout d’abord, il ne s’agira pas seulement d’un nouveau traité fusionnant les deux traités précédents, mais bien d’une Constitution. Juridiquement, la différence n’est sans doute pas très importante, à moins qu’on ne distingue au sein même de l’ensemble de l’instrument juridique une partie constitutionnelle et une partie législative, avec des modalités d’amendement et d’adaptation assez différentes : ce n’est pas le cas, à l’heure actuelle, bien que des propositions aient été faites en ce sens. Mais symboliquement, la différence est considérable, et clairement, malgré toutes les réticences, une Constitution oriente vers une réalité d’ordre fédéral.

Second acquis majeur : la Charte est intégrée dans la Constitution : elle en constitue la deuxième partie [3]. Elle fait donc partie du droit européen.

Acquis important également : l’Union européenne acquiert une personnalité juridique, ce qui signifie que, comme telle, elle peut adhérer aux traités internationaux. Jusqu’à présent, ils servaient de référence, mais seuls les États pouvaient les ratifier. Cela permettra davantage de cohérence dans l’image politique de l’Union et dans le rapport entre l’Union et les États membres.

Le texte de la Constitution n’est certainement pas entièrement satisfaisant, mais il va dans le bon sens : simplification importante des Traités, avancées de fait, modestes, dans une ligne plus fédérale, avec une orientation active plus démocratique par une extension du pouvoir de codécision du Parlement européen et par l’intégration du concept nouveau et de procédures de démocratie participative.

Certains avaient espéré qu’à l’occasion de l’intégration de la Charte, on aurait pu l’améliorer, en particulier dans le domaine social. Mais il est vite apparu qu’on risquait davantage un recul qu’une avancée, car depuis la rédaction de la Charte, les majorités parlementaires et gouvernementales ont assez nettement glissé à droite. Il valait donc mieux ne pas y toucher.

Le projet présente cependant de graves limites. Il y a une trop grande timidité dans les procédures de décision : on a un peu étendu le vote à majorité qualifiée, mais on reste bloqué sur la décision à l’unanimité dans des domaines essentiels comme la fiscalité, le droit social, la politique étrangère. Un seul pays, par son veto, peut tout bloquer dans ces domaines. De ce fait, le social reste fortement à la traîne, et cela d’autant plus qu’il y a un déséquilibre majeur, de type institutionnel et juridique : les règles du marché et de la concurrence s’imposent et ont immédiatement force de loi, tandis que le social est pour l’essentiel de l’ordre de la coordination libre : il est donc et restera fragile, et trop souvent perdant, face à la rigueur de l’économie.

Mais il et impossible à l’heure actuelle de trouver un consensus pour renforcer les pouvoirs communautaires dans le domaine social.

2.2.2 La CIG : détricotage ?

Sitôt la Convention terminée, de nombreux gouvernements ont déclaré qu’ils voulaient des changements fondamentaux par rapport au projet de Constitution : ils y étaient certes présents et partie prenante, mais très minoritaires par rapports aux parlementaires. En particulier, apparaît la priorité donnée aux revendications et intérêts nationaux par rapport aux procédures communautaires : pondération des voix au Conseil, étendue et calcul des la majorité qualifiée, composition de la Commission, etc. Les opposants les plus importants sont l’Espagne et la Pologne. La réunion de la CIG qui a eu lieu en décembre 2003 à Rome, et qui était censée approuver le projet de Constitution, a été un échec : aucun accord possible n’a été trouvé.

Le travail de la Convention a certainement permis d’avancer sur le chemin d’une Europe unie. On peut être déçu qu’elle n’ait pas été plus loin. Le risque actuel est clairement celui d’un recul. Du point de vue démocratique et du point de vue politique, cela aurait sans doute des conséquences très graves.

3. La question éthique dans le projet européen

3.1 La référence aux valeurs

Nombre d’acteurs européens, - pas tous cependant, - sont bien convaincus de ce que l’avenir de l’Europe, via l’Union européenne, ne peut se réduire à celui d’un grand marché. La rupture croissante entre le processus européen et l’opinion publique est une sonnette d’alarme : chez beaucoup, l’Europe rencontre l’indifférence ou le scepticisme, ou suscite la méfiance. Le référendum sur le Traité de Maastricht a failli être négatif dans plusieurs pays, dont la France ; par référendum, la Norvège a retiré sa candidature à l’Union, et le Danemark et puis la Suède ont refusé leur adhésion à l’euro. Le mouvement antieuropéen se développe dans plusieurs pays, et les eurosceptiques semblent de plus en plus nombreux.

Le marché, s’il devient l’unique loi commune, fait peur, non sans raisons. Il y a une tendance lourde à la marchandisation de tous les biens, de tous les services, de tous les secteurs de la vie, avec pour conséquence un accroissement des inégalités, une fragilisation des statuts professionnels et des garanties offertes par la protection sociale, une multiplication des exclusions.
La construction de l’Union suppose de la part des pays membres qu’il renoncent à une part croissante de leur souveraineté, les populations ne peuvent adhérer à un tel processus, que si elle perçoivent clairement que cela leur apportera des avantages réels (économiques, sociaux, en termes de sécurité, etc.), et pas seulement des contraintes supplémentaires et un écrasement des cultures locales.

De plus les ambitions proprement nationales, les craintes de trop grande perte de souveraineté ou de pouvoir relatif sont très importantes. Pour les nouveaux pays, soumis pendant des décennies au totalitarisme soviétique, il faut des motivations importantes, la claire perception d’avantages décisifs, pour accepter de renoncer à une part de souveraineté, alors qu’on vient seulement, et dans certains cas pour la première fois, d’accéder véritablement à la souveraineté nationale. La CIG en cours s’annonce très difficile et elle commence de façon fort conflictuelle à ce sujet. On parle de plus en plus de référendums pour ratifier le futur traité : dans plusieurs pays le résultat d’un tel référendum est très incertain. Rien n’est prévu si plusieurs pays disent majoritairement non...

Comme Jacques Delors l’a déclaré haut et fort il y a quelques années : « On ne réussira pas l’Europe uniquement avec de l’habileté juridique ou un savoir-faire économique... Le débat sur le sens de la construction européenne devient un enjeu politique majeur. » La question est de savoir, aujourd’hui, s’il y a, s’il peut y avoir un véritable projet européen. Ce projet n’est certainement pas défini ; certains contours en sont proposés par l’histoire même de l’Union européenne : la recherche de la paix, l’État de droit, la démocratie et les droits humains, une certaine solidarité. Ce projet, il s’agit aujourd’hui de le préciser et surtout de lui donner les moyens de mise en œuvre. Et pour cela, il faut lever certaines contradictions, comme celle qui oppose les déclarations d’intention portant sur un niveau élevé de protection sociale (déclaration présente dans les Traités et dans de nombreux documents officiels publiés par la Direction Générale de l’emploi et des affaires sociales) et les pratiques contraignantes, à travers diverses directives, concernant la privatisation des services publics ou l’ouverture de ceux-ci à la concurrence, sans aucunement tenir compte des effets sociaux de ces choix économiques.

Le préambule de la Charte des droits fondamentaux, promulguée à Nice en décembre 2000, cite les valeurs communes et indivisibles sur lesquelles l’Union européenne veut se fonder : dignité humaine, liberté, égalité, solidarité, etc. Le préambule et l’article 2 du projet de Constitution citent eux aussi les valeurs qui fondent l’humanisme.

On peut dire qu’il y a là les fondements d’un projet européen de société. Mais alors se pose la question : si telle est bien l’intention, comment donner forme et contenu à un tel projet, en assurer la mise en œuvre ?
Cela suppose deux choses. D’une part, il y a une question proprement politique : l’Union veut-elle se donner la capacité de mener une réelle politique commune, tant en interne qu’en externe. Quant à la capacité interne, il s’agit tant de la politique économique que de la politique sociale : quel avenir pour le modèle social européen confronté à la pression de la mondialisation ? Quant à la capacité externe : quelle politique étrangère commune, quelle politique de coopération, quelle politique de défense ? Le projet de Constitution est certainement en deçà de ce qu’on devrait attendre.

D’autre part, compte tenu du caractère pluriel des sociétés, tant du point de vue des options socio-économiques que du point de vue des convictions humaines, spirituelles et religieuses, il faut mettre en place des procédures permettant de définir des éléments de politique commune en cohérence avec les valeurs déclarées. C’est là, sans doute, l’importance de la perspective de démocratie participative.

3.2 Le sens de l’appel de Jacques Delors

En 1992, Jacques Delors s’est adressé d’abord aux Églises puis à toutes les religions et communautés de conviction, afin qu’elles contribuent à animer le sens de la construction européenne, à faire entendre cette dimension de sens et à faire des propositions à ce sujet. Il a lancé pour cela un programme « Une âme pour l’Europe », qui a connu bien des aléas...

Un ensemble de questions et de problèmes de notre société portent en fait sur le sens même de l’humanité et du vivre en commun dans le monde :
 Travail et chômage, pauvreté, rapport aux pays pauvres : qu’est-ce que la solidarité ? En quoi les pauvres ont-ils de véritables droits à faire valoir vis-à-vis des riches ? Sur quoi se fonde cette solidarité ? Qu’exige-t-elle concrètement ?
 Les biotechnologies : face aux nouvelles possibilités des sciences de la vie, qu’est-ce que la dignité humaine ? Au nom de quoi établir des limites à ne pas franchir ?
 L’environnement : au nom de quoi les générations à venir, c’est-à-dire des hommes et des femmes qui n’existent pas encore ont-ils des droits par rapport aux vivants d’aujourd’hui ? Peu avant Kyoto, Clinton déclarait que les États-Unis étaient prêts à signer n’importe quelle convention, pourvu qu’elle ne porte pas atteinte aux intérêts industriels et au commerce du pays. Au nom de quoi déclare-t-on cela inacceptable ?
 La démographie : dans tous nos pays, les taux de fécondité sont en dessous, et parfois très en dessous du taux de reproduction des générations : quelle société préparons-nous ainsi pour demain ? Au nom de quoi portons-nous une responsabilité pour l’avenir ?

Pas de solution technique, économique, purement politique à ces multiples défis. Il s’agit de questions de sens. Comment en délibérer politiquement, dans une société plurielle et ouverte ? Quels moyens pour la délibération politique ?

3.3 Dans une Europe plurielle

Nos sociétés européennes sont toutes devenues plurielles, sauf les quelques régions devenues homogènes par la violence et l’exclusion de l’autre. Les différentes traditions religieuses cohabitent, les traditions chrétiennes bien sûr, mais aussi l’islam, devenu seconde religion dans plusieurs pays d’Europe occidentale, le judaïsme très minoritaire, et dans certains pays les religions d’origine orientale comme le bouddhisme. La plupart de nos sociétés sont aussi plus ou moins fortement sécularisées : l’athéisme reste souvent fort minoritaire, sauf dans quelques pays comme la partie orientale de l’Allemagne ou la République tchèque ; mais l’agnosticisme ou l’indifférence religieuse sont très répandus. Ce pluralisme des convictions est devenu un état de fait dont il est évident qu’on ne sortira pas.

Nous sommes donc confrontés au défi de construire ensemble une société portée par des valeurs humaines, alors même que nous sommes différents. Et ces valeurs sont déclarées dans les textes.

La mise en œuvre de ces valeurs, - c’est-à-dire la définition concrète de leur contenu et leur traduction dans la pratique législative, - suppose qu’il y ait dialogue et débat entre les différentes traditions de conviction sur leur sens et leur contenu : qu’est-ce que la dignité humaine ? Sur quoi la fonde-t-on ? Ou peut-être de façon plus opératoire : quels sont les comportements sur lesquels on puisse trouver un accord pour dire qu’ils sont contraires à la dignité humaine ? Il y a accord, aujourd’hui, au niveau de l’Union européenne pour déclarer que la peine de mort contredit la dignité humaine, de même que le clonage humain reproductif. Mais comment traiter d’autres questions : autour du commencement de la vie humaine (avortement, manipulations génétiques) et de sa fin (euthanasie) ? Quelle est la meilleure législation possible ? À ce sujet, on peut seulement espérer des compromis entre les différentes convictions : mais quels sont les compromis politiquement les meilleurs ?

De même encore : qu’implique la solidarité ? Jusqu’où doit-elle aller ? Quelles sont les conditions de vie indignes de l’humain, par rapport auxquelles, donc, il faut légiférer ?

Comment le projet européen de Constitution rencontre-t-il de quelque manière ces préoccupations ?

4. Églises, religions et questions éthiques dans le projet constitutionnel

Tant la Charte des droits fondamentaux que le projet de Constitution se réfèrent à des valeurs, et ces valeurs ont une signification éminemment éthique. Mais sur quoi se fondent ces valeurs ? Et comment les mettre en œuvre ? En rapport avec cette double question, il y a une controverse difficile à l’heure actuelle portant sur le préambule de la Constitution et l’article 51 de celle-ci.

4.1 Les préambules

Il y a eu des débats difficiles en ce qui concerne la rédaction du préambule de la Charte des droits fondamentaux. Un compromis a finalement été possible. Les discussions ont rebondi avec le préambule du projet de Constitution, et elles se prolongent à l’occasion de la CIG.

4.1.1 Le préambule de la Charte

La Charte commence par ces mots déjà cités : « Les peuples de l’Europe, en établissant entre eux une union sans cesse plus étroite, ont décidé de partager un avenir pacifique fondé sur des valeurs communes. Consciente de son patrimoine spirituel et moral, l’Union se fonde sur les valeurs indivisibles de dignité humaine, de liberté, d’égalité et de solidarité ; elle repose sur le principe de la démocratie et le principe de l’État de droit. Elle place la personne au cœur de son action en instituant la citoyenneté de l’Union et en créant un espace de liberté, de sécurité et de justice. »

Il y a eu des débats difficiles concernant le patrimoine : l’avant-dernière rédaction de la Charte, à la demande du gouvernement allemand, parlait du « patrimoine religieux ». La France a fait opposition. On en est arrivé à une formule de compromis, en parlant de patrimoine spirituel et moral. Le compromis a été plus loin encore : fait unique dans l’histoire linguistique des textes européens, dans l’une des langues la formule est délibérément différente de celle qui est présente dans les dix autres langues officielles : en allemand, on parle du « geistig-religiösen und sittlichen Erbes »...

Les Églises ont clairement dit leur regret que le mot ‘religieux’ ait été éliminé. Elles ont aussi exprimé leur critique quant à l’imprécision des concepts de non-discrimination et de famille (quel est le statut de l’union homosexuelle ?), quant à la non-condamnation des pratiques d’avortement et d’euthanasie.

4.1.2 Le préambule du projet de Constitution

Le préambule du projet de Constitution se réfère aussi à des valeurs fondamentales : « Les valeurs qui fondent l’humanisme : l’égalité des êtres, la liberté, le respect de la raison ». La solidarité n’est malheureusement plus citée parmi ces valeurs fondatrices. On en parle cependant plus loin, à l’article 2, consacré précisément aux valeurs de l’Union : « L’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’état de droit, ainsi que de respect des droits de l’Homme. Ces valeurs sont communes aux États membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la tolérance, la justice, la solidarité et la non-discrimination. »

L’élaboration du préambule a été laborieuse. Les Églises, mais aussi le gouvernement polonais ont fortement demandé que dans ce préambule il y ait référence à Dieu en tant que fondement de valeurs et référence au christianisme comme constitutif de la culture européenne. Le PPE (Parti Populaire Européen) a fait une déclaration allant dans le même sens.

Le contexte politico-idéologique est actuellement tendu. On constate une recrudescence de l’anticléricalisme, avec une influence très nette de la franc-maçonnerie, dont le porte-parole non officiel est la Fédération humaniste européenne (FHE) [4]. D’un autre côté, les Églises se raidissent. Et les revendications contradictoires s’alimentent les unes les autres dans leur opposition.

S’il y a une montée des intégrismes religieux, il y a aussi une montée d’un intégrisme laïque antireligieux.
L’avant-dernière rédaction du préambule en était arrivée à une formule très étrange et inacceptable : « S’inspirant des héritages culturels, religieux et humanistes de l’Europe qui sont nourris d’abord par les civilisations hellénique et romaine, marqués par l’élan spirituel qui l’a parcourue et est toujours présent dans son patrimoine, puis par les courants philosophiques des Lumières... » Comme si Athènes et Rome avaient davantage marqué toute la culture européenne que le christianisme ! Finalement, on en est arrivé à la formule actuelle qui se réfère aux « héritages culturels, religieux et humanistes de l’Europe ». Le mot religieux exclu de la charte trouve ici une place...

On croyait être arrivé à un accord pacifié... Mais dans le cadre de la CIG en cours, il y a des demandes de revoir le préambule : pour certains en y nommant Dieu (en particulier de la part du gouvernement polonais), pour d’autres plus nombreux en faisant explicitement référence au christianisme.

4.2 Nommer Dieu dans la Constitution ?

Il semble qu’actuellement il n’y ait plus, de la part des Églises, de demande officielle importante de nommer Dieu dans la Constitution, malgré l’insistance du pape et de l’épiscopat polonais, sans doute parce qu’on s’est rendu compte qu’une telle demande n’avait aucune chance d’aboutir. Mais il reste, dans plusieurs pays, une forte demande populaire.

Il vaut cependant la peine de s’interroger sur le sens d’une telle demande, et sur les raisons pour lesquelles je suis convaincu qu’y répondre positivement aurait été une grave erreur. Essentiellement, il s’agit de nommer Dieu comme fondement de valeurs, comme le disait explicitement la première déclaration de la COMECE (Commission des Épiscopats de la Communauté européenne, 21.05.02) : « reconnaître l’ensemble des sources à partir desquelles ces citoyens puisent leurs valeurs », en citant le préambule de la constitution de Pologne : « à la fois ceux qui croient en Dieu, comme la source de la vérité, de la justice, du bien et de la beauté, tout comme ceux qui ne partagent pas une telle foi mais respectent ces valeurs universelles provenant d’autres sources ». Un argument souvent donné par les Églises des pays anciennement communistes est le fait que la religion et donc la foi en Dieu ont permis de résister au communisme, Dieu étant en quelque sorte l’antidote au totalitarisme. Il est certes important d’entendre cette expérience. Mais elle n’enlève rien à l’argumentation selon laquelle une telle référence serait une erreur.

Pourquoi une erreur ?
 Il faut réellement prendre en compte le fait que nous vivons dans une Europe plurielle : quelles que soient les formules utilisées, on semble toujours privilégier ceux qui croient en Dieu. C’est le cas typiquement, malgré l’effort contraire, dans la formule polonaise : en premier lieu et positivement ceux qui croient en Dieu, ensuite et négativement d’abord ceux qui n’y croient pas...
 On dit que nommer Dieu assure une base solide aux valeurs dans la société. Empiriquement, il apparaît pourtant clairement que les sociétés des pays où la Constitution nomme Dieu ne sont pas plus morales, pas plus proches des valeurs évangéliques que les sociétés qui ne le nomment pas. Un exemple parlant. Les Polonais insistent sur la valeur fondamentale de la famille dans la société, valeur proprement chrétienne, et ils nomment Dieu dans leur constitution comme source de valeur. Or que constate-t-on ? Le taux de fécondité en Pologne très catholique est actuellement de 1,1 (le taux de reproduction des générations étant de 2,1), alors qu’il est de 1,9 en France, pays laïque [5]. Quelles que soient les raisons de cette différence (entre autres économiques : mais l’économique est-il la référence morale en dernière instance ?), on peut légitimement se poser la question de savoir dans lequel des deux pays les familles sont de fait le plus ouvertes à la vie !
 Il importe, aujourd’hui et en particulier depuis le 11 septembre 2001, de tenir compte de l’usage du nom de Dieu qui est fait en politique, tant aux États-Unis par Georges Bush que de la part d’islamistes radicaux, comme Al Qaïda, qui au nom de Dieu, en appellent à la violence. Nommer Dieu ne protège pas de l’intolérance et de la violence, et parfois son nom est le drapeau de la violence et de l’intolérance.
 Enfin, il y a une raison plus fondamentalement théologique. Derrière la revendication de la nomination de Dieu, il y a chez nombre de croyants et d’évêques et chez Jean-Paul II, la conviction plus ou moins affirmée selon laquelle sans Dieu il n’y a ni espérance possible, ni véritable morale [6]. S’il en est réellement ainsi, nous sommes, en Europe, collectivement condamnés au désespoir, à la dissolution morale et à la violence. Il n’y a en effet aucun sens à croire que demain l’ensemble de notre société européenne (re)deviendra une société croyante en Dieu. Comme croyants, ne devons-nous pas croire qu’il y a en tout homme une source fondamentale de bien sur la base de laquelle un dialogue est possible pour construire ensemble une société meilleure, pour définir ensemble les valeurs fondamentales sur lesquelles on veut construire notre société ?

4.3 Faire référence au christianisme ?

La demande de référence au christianisme est nettement plus forte que celle visant à ce qu’on nomme Dieu. Les Églises et plusieurs gouvernements (actuellement de façon officielle la Pologne, l’Espagne, l’Italie et l’Irlande) demandent que le Préambule soit modifié pour citer explicitement le christianisme et même « principalement le christianisme » comme constitutif de l’héritage culturel et religieux de l’Europe [7].

Les Églises se sont fortement mobilisées en ce sens [8] Comment évaluer cette demande ?
 Il y a à l’évidence une injustice historique à ne pas vouloir reconnaître que le christianisme a été la matrice culturelle principale de l’Europe pendant plus de mille ans. La culture contemporaine et ses valeurs majeures en sont durablement marquées. À commencer par le concept même de personne, auquel se réfèrent les préambules. Ne pas le reconnaître relève d’une forme d’intolérance et de déni de l’histoire.
 Cela dit, il est évident aussi que notre société ne doit pas son sens des valeurs au seul christianisme. Les sources grecques et romaines sont reconnues par tous. Le christianisme lui-même était porteur de la tradition juive (qui n’est pas d’origine européenne, mais asiatique !), tandis que le judaïsme a continué à influencer profondément la pensée européenne. L’islam a été européen et a joué aussi un rôle déterminant de culture, entre autres par la transmission de tout l’apport grec. Il y a eu encore les apports celtiques et slaves... Et les Lumières ont évidemment été déterminantes. Il y aurait aussi injustice à ne nommer que le seul christianisme. Nous pouvons profondément nous réjouir de ce qu’un certain nombre de valeurs fondamentales vécues ou déclarées par l’Union européenne trouvent leur racine dans la tradition chrétienne. Mais est-il vraiment essentiel d’en revendiquer la paternité ?
 L’Église n’est pas seule porteuse de sens et elle ne peut prétendre posséder aujourd’hui, elle seule, la totalité de la vérité sur l’être humain. Ceci avait été très clairement reconnu par le cardinal Miloslav Vlk dans son discours de conclusion du neuvième symposium du Conseil des Conférences épiscopales européennes (Rome 1996), dont il était le président : « Les démocraties pluralistes se trouvent confrontées de façon plus ou moins dramatique à la question des fondements communs de la culture, de la société et de l’éthique. Les démocraties européennes semblent quitter toujours plus les fondements dont elles ont hérité, qui restent partiellement chrétiennes de façon latente. L’État de droit, moderne et libéral, ne peut pas lui-même s’assurer de tels fondements dans la discussion générale de toutes les valeurs. Plus encore, diverses traditions spirituelles concourent à la consolidation de ces fondements. Les Églises n’ont aucun monopole dans cette consolidation des fondements. Elles sont obligées de prendre part à la discussion générale, de concert avec les différents courants spirituels, en particulier avec les autres Églises chrétiennes et les religions non chrétiennes. Pour encadrer ces discussions les conditions juridiques nécessaires doivent être inventées dans nos sociétés [9]. »
 S’il est bien vrai que nombre de valeurs dont vit notre culture trouvent leurs racine dans le christianisme, qui avait lui-même assimilé des valeurs portées par d’autres cultures, il faut aussi reconnaître que certaines de ces valeurs centrales pour notre société ont dû être conquises et affirmées contre les Églises, et en particulier contre l’Église catholique : liberté de conscience, démocratie, autonomie du sujet, etc. Comme le faisait remarquer un parlementaire européen : notre Europe est à la fois le fruit du christianisme et de l’effort de la société pour se libérer de l’emprise de l’Église.
 Il faut aussi tenir compte d’un autre fait majeur : la question du christianisme est marquée par une mémoire blessée et par des blessures non cicatrisées. Le christianisme a été facteur d’humanisme et de civilisation, c’est incontestable. Il a aussi été facteur de violence : les guerres de religion ont été des guerres entre factions chrétiennes ! La sécularisation de l’État et la séparation entre religion et État ont été une mesure de protection nécessaire contre cette violence [10]. Le christianisme a aussi été porteur d’intolérance et de volonté hégémonique (Inquisition, croisades). Il faut respecter par la discrétion cette mémoire blessée, en attendant le jour où nous pourrons de façon pacifiée, libre et critique écrire ensemble l’histoire des rapports entre le christianisme et la société européenne.
 Enfin, il faut reconnaître que les religions, dont le christianisme, sont étroitement liées à des situations violentes dans le présent : dans les Balkans ou en Irlande du Nord, même si la religion en tant que telle n’est pas le facteur déterminant de ces conflits. Toute religion porte en elle un potentiel de violence qui demande constamment à être maîtrisé et pacifié [11].

Il faut surtout se poser la question des enjeux des interventions des Églises à ce sujet : en se centrant sur cette seule question, et secondairement sur les garanties reconnues par l’article 51, les Églises ne passent-elles pas à côté du témoignage dont elles devraient être porteuses ? Qu’est-ce que les opinions publiques et les politiques peuvent entendre des interventions des évêques catholiques depuis la publication du projet de Constitution (voir la note plus haut) ? Où semble être la priorité de leurs préoccupations ? L’interpellation de l’Église, au nom de l’Évangile, - au lieu de se centrer de quelque manière sur elle-même, - ne devrait-elle pas porter sur quelques enjeux essentiels, comme par exemple que les valeurs de justice et de solidarité, de dignité de la personne ne soient pas seulement proclamées dans un préambule, mais qu’elle soient intégrées dans le corps même de la Constitution, par une affirmation plus forte des droits sociaux, de la nécessaire lutte contre la pauvreté, ou de l’ouverture aux étrangers, en particulier les demandeurs d’asile ; que l’Union se donne les moyens réels de mettre en œuvre ces valeurs dans ses modes de fonctionnement et de décision : la majorité qualifiée dans le domaine de la fiscalité, question toujours soumise à l’unanimité, ce qui va à l’encontre d’une véritable solidarité ; que l’Union se donne aussi les moyens, en politique étrangère, d’une politique de paix : l’exigence d’unanimité recouvre en fait la priorité des intérêts nationaux essentiellement économiques dans la relation avec les pays tiers, ce qui peut avoir des effets dévastateurs (dans la région des Grands Lacs, par exemple).

4.4 L’article 51

« Statut des églises et des organisations non confessionnelles.
1- L'Union respecte et ne préjuge pas du statut dont bénéficient, en vertu du droit national, les églises et les associations ou communautés religieuses dans les États membres.
2- L'Union respecte également le statut des organisations philosophiques et non confessionnelles.
3- Reconnaissant leur identité et leur contribution spécifique, l'Union maintient un dialogue ouvert, transparent et régulier, avec ces églises et organisations. »

Cet article prend place dans le titre VI consacré à la vie démocratique de l’Union. Après avoir rappelé le principe de la démocratie représentative, qui est à la base de tous nos systèmes démocratiques, le projet de Constitution introduit un article sur la démocratie participative, qui est une nouveauté très importante. Il y est dit, entre autres, que « les institutions de l’Union entretiennent un dialogue ouvert, transparent et régulier avec les associations représentatives et la société civile » (Art. 46, 2). Comme on le voit, l’art. 51, 3 est l’exact parallèle de celui-ci.

À propos de cet article, Olivier Duhamel, membre de la convention (Parlement européen), fait le commentaire suivant : « Les “organisations philosophiques et non confessionnelles” sont également visées : appréciez la curieuse formulation, qui vise principalement la franc-maçonnerie, pour établir unesorte d’équilibre [12]. »

À l’appel de la Fédération humaniste européenne [13] une pétition a circulé, au cours de la Convention, demandant la suppression de cet article 51. Un certain nombre de groupes catholiques se sont joint à cette demande. Actuellement, des pressions sur les gouvernements s’exercent de nouveau dans ce sens. Il y a chez certains aujourd’hui une véritable volonté de neutralisation des religions dans le débat public.

Quelles sont les raisons invoquées ? Essentiellement, que cela reconnaîtrait aux Églises (et plus spécifiquement à l’Église catholique) le droit « de faire prévaloir leurs options religieuses », ou que cela institutionnaliserait « un droit d’ingérence des églises dans les institutions de l’Union en des matières relevant des choix individuels [14] ». C’est donc le troisième paragraphe qui est visé. Ce qui est clairement en cause, ce sont les questions éthiques dans les domaines touchant au corps et à la sexualité : avortement, euthanasie, homosexualité. Secondairement, il s’agit aussi d’une contestation du premier paragraphe : certains souhaiteraient que l’Union puisse intervenir pour imposer aux Églises qu’elles se conforment aux déclarations concernant les droits de l’Homme, en particulier en ce qui concerne l’égalité homme femme, et qu’elle puissent éventuellement être condamnées par la Cour de justice européenne.

Pourquoi cet article est-il important ?
 Les Églises font certes partie de la société civile : elles peuvent donc trouver leur place dans le dialogue institué par l’article 46. Pourquoi spécifier ce dialogue par l’article 51 ? Pour deux raisons. 1° Parce qu’il y a des groupes qui, clairement, ne veulent pas un tel dialogue avec les Églises : il n’est donc pas inutile de préciser les choses. 2° En raison de ce que dit l’article 51 : les Églises, les religions et les organisations philosophiques et non confessionnelles ont à apporter « une contribution spécifique ». À la différence des multiples associations de la société civile, qui ont toutes un intérêt particulier [15], elles représentent d’abord une vision globale sur l’être humain et sur la société.
 Les Églises et religions rassemblent des groupes très importants de populations, majoritaires dans certains pays : il est normal, du point de vue démocratique, qu’elles soient entendues. Cela ne leur donne nullement le droit de faire ‘prévaloir’ leurs options ou leur point de vue, mais seulement de le faire ‘valoir’ dans le débat public, ce qui est tout différent. Il appartient ensuite aux pouvoirs publics, en l’occurrence européens, de se former un jugement en face des différents points de vue exprimés au sein de la société civile.
 S’il est vrai, par ailleurs, qu’un certain nombre de croyants, en particulier catholiques, ne se sentent pas vraiment représentés par la hiérarchie dans les questions éthiques (raison pour laquelle ils se sont ralliés à la pétition de la FHE), c’est à eux qu’il appartient d’agir au sein de l’institution pour que l’esprit de la démocratie participative y ait davantage de place : ce n’est pas une raison suffisante pour contester à l’institution le droit de s’exprimer.

Il faut ajouter une réflexion critique importante. La franc-maçonnerie représente une force d’influence politique significative dans plusieurs pays de l’Union, force qui n’apparaît jamais au grand jour. L’esprit de l’article 51 demanderait que les différentes obédiences de la franc-maçonnerie acceptent d’apparaître au grand jour, afin de participer ouvertement au débat public. En France, Alain Bauer, qui vient de quitter sa charge de Grand Maître du Grand Orient de France, en appelle précisément à plus de transparence : « Le débat public ne peut plus être initié dans les loges, car la maçonnerie n’a plus le monopole de l’échange d’idées. Plus question d’agir comme un laboratoire législatif [16]. » C’est bien reconnaître que la franc-maçonnerie est souvent intervenue, de façon non visible, dans le processus de décision politique. Mais Alain Bauer sera-t-il entendu ? La démocratie y aurait beaucoup à gagner, et la vérité du débat public.

5. Responsabilité des Églises

Nous nous trouvons certainement à un tournant majeur de l’histoire européenne. Les enjeux essentiels ne se trouvent pas dans le préambule, ni dans l’article 51. Si j’y ai insisté, c’est pour montrer que trop d’énergies parmi les Églises y sont consacrées au détriment de leur véritable responsabilité évangélique.

Les vraies questions portent sur la solidarité interne et externe de l’Union et sur la politique de paix : l’avenir des droits sociaux, les politiques de lutte contre la pauvreté, les politiques d’immigration et d’asile, la dignité de la personne humaine, les rapports de coopération avec les pays du Sud, les orientations fondamentales de la politique étrangère et de la politique de défense.

L’Église catholique n’est pas silencieuse sur toutes ces questions. Mais elle n’est pas ou trop peu entendue, en particulier parce qu’elle manque de crédibilité, pour deux raisons principales, à l’heure actuelle : son insistance massive et répétée sur l’héritage chrétien, qui a tendance à voiler tout le reste de son discours ; sa rigidité au sujet des questions concernant le domaine de la sexualité et de la vie.

Le projet de Constitution, et c’est l’un de ses mérites, ouvre officiellement et institutionnellement la porte à une participation des Églises au débat politique sur tous les grands enjeux européens. Pour qu’une telle participation puisse être crédible et féconde, il y a plusieurs conditions préalables :
 Que les Églises intègrent dans leur propre fonctionnement l’esprit de la démocratie participative, qu’elles s’ouvrent au débat interne, en se mettant à l’écoute de l’expérience des croyants et de l’apport des théologiens, c’est-à-dire de tous les acteurs concernés par les questions en débat. Qu’elles reconnaissent donc et assume leur propre pluralisme interne.
 Que les Églises trouvent le ton juste dans leur participation au débat public, par une parole de conviction, mais qui soit aussi modeste, non autoritaire, sans prétendre détenir pour l’éternité toute la vérité. Qu’elles choisissent d’être elles-mêmes en chemin avec les hommes et les femmes de bonne volonté sur des questions nouvelles, jamais posées jusqu’à présent dans ces termes, et pour lesquelles la tradition n’a pas de réponse toute faite.
 Dans une Europe plurielle, dont la devise est « l’unité dans la diversité », que le rapport entre les Églises soit fait de dialogue et de respect mutuel, donnant la priorité à la recherche de la communion dans la reconnaissance de la diversité positive des traditions, et que là où existent des Églises majoritaires, elles développent des relations fraternelles avec les Églises minoritaires.

L’Église et les Églises, - les instances officielles, les différentes associations ou organisations chrétiennes, les croyants personnellement, - ont un rôle important à jouer dans le processus européen, dans le présent et l’avenir de l’Europe : animées par la mémoire de Jésus, par l’Évangile, par l’espérance du Royaume, elles sont porteuses de sens. Le chapitre 25 de Matthieu manifeste bien que le critère décisif de ce sens, aux yeux de Dieu même, réside dans la qualité du rapport à l’autre, en particulier cet autre qui est dans le besoin ou en situation de détresse. Le chapitre 16 de Luc, avec la parabole du riche qui festoie et du pauvre Lazare, va dans le même sens. C’est sans doute d’abord ce type de relation sociétale que les Églises ont à faire valoir : dans sa toute première encyclique, Redemptor hominis, Jean-Paul II a fortement mis en avant cette dimension politique de l’Évangile, en appliquant précisément cette parabole au rapport entre pays riches et pays pauvres.

Si les Églises s’ouvrent aux conditions posées ci-dessus, elles pourront être un vrai partenaire du débat politique, avec toute la richesse humaine et spirituelle dont leur tradition est porteuse.

[1La CECA serait « la première étape de la Fédération européenne » selon les mots de Schuman dans son discours du 9 mai 1950.

[2« Nous devons faire l’Europe non seulement dans l’intérêt des peuples libres, mais aussi pour pouvoir y recueillir les peuples de l’Est qui, délivrés des sujétions qu’ils ont subies jusqu’à présent, nous demanderaient leur adhésion et notre appui moral. Depuis de longues années nous avons douloureusement ressenti la ligne de démarcation idéologique qui coupe l’Europe en deux. Elle a été imposée par la violence. Puisse-t-elle s’effacer dans la liberté ! » (texte cité dans France-Forum de novembre 1963.) Ce texte est assez souvent cité (des dizaines de références par Internet), mais jamais on ne donne la référence précise de Schuman...

[3Première partie : définition et objectifs de l’Union, droits, compétences, institutions ; deuxième partie : Charte des droits fondamentaux ; troisième partie ; politiques et fonctionnement de l’Union ; quatrième partie : dispositions générales et finales.

[4Cette fédération ne regroupe cependant pas toutes les obédiences franc-maçonnes.

[5Ajoutons : ce taux est de 1,2 en Allemagne, qui nomme Dieu dans sa Constitution, et de 1,7 en Belgique qui ne le nomme pas...

[6« Le temps que nous vivons, avec les défis qui lui sont propres, apparaît comme une époque d’égarement. Beaucoup d’hommes et de femmes semblent désorientés, incertains, sans espérance. [...] À la racine de la perte d’espérance se trouve la tentative de faire prévaloir une anthropologie sans Dieu et sans le Christ. » (JEAN-PAUL II, Ecclesia in Europa, nn. 7 et 9).

[7Une pétition circule actuellement en France et en Belgique, diffusée par la Fondation de service politique. Son argumentation est malhonnête : la liberté religieuse serait menacée !

[8Le 22 septembre, la présidence de la COMECE adresse une lettre à Silvio Berlusconi, président du Conseil européen, demandant cette référence au christianisme. Le 4 octobre, jour de l’ouverture de la CIG, l’assemblée générale du CCEE (Conseil des Conférences épiscopales européennes, réunissant les présidents de toutes les conférences épiscopales d’Europe, pas seulement celles de l’Union), adresse une lettre à Berlusconi allant dans le même sens. Et c’est la seule demande formulée par ces lettres. Le 15 octobre, une délégation de la COMECE et de la Commission Église et Société de la Conférence des Églises européennes (représentant les Églises protestantes et orthodoxes) rencontre Berlusconi à Rome, avec la même demande. Le 31 octobre, l’assemblée Plénière de la COMECE publie un communiqué de presse : « Les évêques des anciens et futurs États membres de l’Union européenne ont renouvelé leur appel aux participants de la Conférence intergouvernementale pour qu’une référence au christianisme dans le préambule du traité. » Encore une fois, seule demande explicite adressée à la CIG.

[9La religion, fait privé, et réalité publique. La place de la l’Église dans les sociétés pluralistes. CCEE. Paris, Cerf, 1997, p. 112. Remarquer que l’article 51 du projet de Constitution répond exactement au souhait exprimé dans la dernière phrase de ce texte.

[10« À la suite des guerres de religion, on s’est trouvé obligé de mettre la vérité entre parenthèses pour assurer la survie et la paix des hommes », card. Vlk, op. cit., p. 111. Cf. aussi le rapport du cardinal Karl Lehmann, lors de ce même symposium : « L’Église et la foi dans une société pluraliste », ibid., pp. 59-78.

[11Voir à ce sujet les réflexions très pertinentes d’Amin MALOUF dans Les identités meurtrières.

[12Pour l’Europe. Le texte intégral de la Constitution expliqué et commenté. Paris, Seuil, 2003, p. 223.

[13Rejointe par l’European Network of International Parenthood Federation, l’Association Right to die in Europe, le Réseau européen ‘Églises de liberté’ et la Ligue européenne de l’enseignement.

[14Selon les termes d’une lettre adressée aux ministres belges compétents, au nom de « Initiative européenne », en date du 25 octobre.

[15Qu’il s’agisse du monde patronal ou celui des travailleurs (pour lequel le dialogue social autonome est prévu à l’article 47), tout comme les associations de défense des droits de l’Homme, celles qui luttent contre la pauvreté, celles qui représentent le monde de la santé ou des finalités culturelles, les organisations sportives, etc.

[16Le Monde, 4 septembre 2003.

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Ignace BERTEN o.p.
Publié: 01/10/2004