Les relations entre chrétiens et juifs en France, depuis un siècle

Il s’agit d’un sujet d’actualité immédiate, comme nous le rappellent des événements comme la Repentance exprimée par les évêques de France sur les lieux même de la déportation de Drancy, et le procès Papon. Il s’agit aussi d’un sujet concernant une actualité constante couvrant les siècles qui nous séparent des origines du christianisme et de la rupture entre chrétiens et juifs.

Car, tout au long de ces siècles, court cette question essentielle : pourquoi, comment s’est perpétuée entre chrétiens et juifs une hostilité, une incompréhension totale ? Alors que les juifs sont les pères dans la foi des chrétiens ; que le Premier et le Second Testament sont indissociables ; que chrétiens et juifs sont charnellement unis en la personne de Jésus qui fut un juif observant, à part entière, faisant corps avec son peuple ; que les chrétiens furent d’abord des juifs.

Recours à l’histoire

A partir de 1886, année au cours de laquelle fut oubliée La France juive d’Edouard Drumont, s’est développé dans notre pays le cancer de l’antisémitisme, terme forgé en 1879 par le pamphlétaire allemand Wilhem Marr pour désigner le rejet des Sémites - en fait : des juifs - par les Aryens. Au cours des siècles qui précédèrent la Révolution française, le christianisme - seule religion reconnue en France - distilla constamment un fort antijudaïsme, l’Eglise se considérant comme le Verus Israel, seule bénéficiaire de l’Alliance de Dieu avec les hommes. L’ancien Peuple de Dieu, composé désormais de "juifs errants", traînait avec lui, à travers un monde hostile, la malédiction de Dieu liée au fait que non seulement il n’avait pas reconnu le Messie en Jésus, mais qu’il l’avait fait périr, portant ainsi l’infamie du "déicide".

Si bien que, en 1789, dans une France comptant près de 25 millions d’habitants, les juifs n’étaient que 40 000, la communauté la plus importante vivant en Lorraine et en Alsace. L’intervention, à l’Assemblée nationale, des partisans des Lumières (Condorcet, Mirabeau, abbé Henri Grégoire... ) valut aux sujets français de religion israélite de devenir des citoyens à part entière (1791). Mais cette émancipation portait en elle une tendance à l’assimilation, préjudiciable à la vie religieuse des juifs français.

Il n’empêche que, durant la première partie du 19e siècle, les Israélites - riches ou pauvres - trouvèrent leur place dans une société généralement tolérante : ce qui explique leur attachement très fort à la France, et notamment au régime républicain (à la fin du siècle on comptera 72 000 Israélites - 45 000 dans la région parisienne - dans la Métropole, 45 000 en Algérie).

Le temps de Drumont

Après la défaite française de 1871 (cession de l’Alsace et d’une partie de la Lorraine à l’Allemagne) et l’avènement définitif de la Troisième République (1880), les choses changèrent : grandit alors un "Mythe juif" qui allait alimenter un antisémitisme souvent haineux. Les éléments hétérogènes qui constituèrent cet antisémitisme sont : l’antique antijudaïsme, toujours très présent dans la prédication et la catéchèse ; un racisme né des théories de Renan, de Gobineau et de plusieurs philosophes allemands, et qui posait comme évidente la supériorité des Aryens sur les Sémites ; la triple crise politique, économique, nationaliste que connut la France républicaine durant les années 1880-1890, et dont les causes comme les effets furent systématiquement attribuées à « la puissance (Rothschild) ou à la fourberie juives ».

Tous ces ingrédients se retrouvent, en désordre mais efficaces, dans La France juive (1886), un gros volume dû au journaliste Edouard Drumont et qui fut l’un des best-sellers de la fin du siècle (201 éditions). Fort de son succès, Drumont, en 1892, lance un quotidien antisémite : "La Libre Parole", qui est très lu par les curés de campagne, alors qu’il est constitué de ragots aussi ineptes qu’infamants. Député d’Alger de 1898 à 1902, Drumont travaille à attiser la haine des Pieds-noirs et des Arabes à l’encontre des juifs d’Algérie.

Le temps de Péguy et de Dreyfus

Heureusement, des chrétiens réagissent aux affirmations de Drumont, ce "pape de l’antisémitisme". Leur donne l’exemple le grand Charles Péquy (1873-1914) qui, avant la Première Guerre mondiale, fut probablement le seul chrétien ayant autorité qui manifesta ouvertement son amour pour le judaïsme et pour les juifs. Dans ses écrits, Péguy exalte la vocation unique d’Israël, sa fidélité à Dieu et aux hommes, la grandeur de son Mystère, l’intelligence de beaucoup de ses fils.

C’est surtout durant l’Affaire Dreyfus (1894-1899) - qui marqua la plus grave crise morale de la France depuis la Révolution - que Péguy se dépasse. Ardent défenseur de la cause du capitaine Alfred Dreyfus, injustement condamné à la détention à vie comme espion et traîné dans la boue, notamment par les catholiques, comme juif, Péguy considère que "l’Affaire" relève de la Mystique chrétienne.

Il est imité par un petit nombre de catholiques, membres du Comité catholique pour la défense du Droit (Anatole Leroy-Beaulieu, Paul Viollet...) qui considèrent que si Dreyfus est coupable, comme chrétiens ils n’ont pas à l’accabler ; s’il est innocent, leur devoir est de contribuer à la révision de son procès et à sa réhabilitation. Dans l’ensemble, cependant, l’opinion catholique - intoxiquée par des journaux comme "La Croix" et "L’Univers" - est antidreyfusarde, surtout par antisémitisme. Car, comme le déclare Maurice Barrès : "Que Dreyfus soit un traître, je le déduis de sa race (celle de Judas)."

Le temps de Maurras

De l’Affaire Dreyfus sont nées deux ligues antagonistes (1899) : la Ligue des Droits de l’homme, républicaine et anticléricale ; la Ligue de l’Action française, monarchiste, contre-révolutionnaire, ultra-nationaliste, conduite par un dialecticien redoutable : Charles Maurras.

Quoique agnostique, Maurras considère l’Eglise romaine comme l’élément central de l’ordre nécessaire à la société. Il lui est reconnaissant d’avoir, par son enseignement et sa liturgie, adouci le message - jugé par lui révolutionnaire et donc dangereux - de l’Ancien Testament et même des Evangiles (il parle du "venin" du Magnificat et ne se sent pas en accord avec "le Christ hébreu"). A ses yeux, "le judaïsme est la source ultime du mal".

Si bien que l’énorme influence de Maurras et de l’Action française - y compris entre les deux guerres mondiales - notamment dans les milieux catholiques, renforcera le courant antisémitique en France. Pire : le Maurrassisme est la doctrine, qui, prônant « l’antisémitisme d’Etat », influencera directement les schémas de pensée et la conduite du régime de Vichy. Aux yeux de Maurras, le juif est le "pire des métèques", avant le protestant et le franc-maçon : il faut donc contrôler de très près les agissements de la communauté juive, qui doit être traitée comme une communauté étrangère.

L’influence de l’Action française ne disparaîtra pas après la condamnation de ce mouvement par Pie XI en 1927. Cependant, se fortifiera, chez les chrétiens, un contre-courant inspiré par Pie XI lui-même, qui déclare, en 1937, à des pèlerins belges : "Nous sommes spirituellement des sémites." Des théologiens comme le Père Bonsirven, le Père Dieux, le Père Charles réagissent vigoureusement contre l’antisémitisme, dont les effets pervers commencent, à partir de 1933, à se manifester en Allemagne. Quant au mouvement démocrate-chrétien ("Esprit", "L’Aube", "Sept" puis "Temps présent"...), il oppose au nazisme et au fascisme - fauteurs d’antisémitisme - une résistance spirituelle qui se développera durant la Seconde Guerre mondiale.

Le temps de Vichy et de la Shoah

Je n’insisterai pas sur l’aspect négatif de cette sombre période. Sauf pour rappeler la gravité et l’importance numérique de la législation antisémite de Vichy, législation qui ne provoqua aucune réaction significative de la part des autorités religieuses, et aussi l’ambiguïté de la position des évêques qui, d’une part, insistèrent sur leur allégeance au maréchal Pétain et qui, d’autre part, comme le cardinal Pierre Gerlier, archevêque de Lyon, firent tout pour sauver des enfants juifs, quitte à être insultés par la presse collaborationniste.

Et il y a tout l’aspect positif. D’abord l’aide multiforme dont les juifs persécutés bénéficièrent de la part des chrétiens, catholiques et protestants. Comme l’écrira le poète juif David Knout : "Pour la première fois depuis des siècles, le nom de chrétien devint pour un juif une garantie, le vrai chrétien un frère, le prêtre un protecteur naturel."

L’honneur de l’Eglise de France fut sauvé par l’entrée dans la Résistance de nombreux prêtres et chrétiens ; et aussi par des écrits et des productions comme les cahiers et les Courriers du "Témoignage Chrétien" clandestin, animé par les jésuites de Lyon (Chaillet, Fessard, de Lubac... ) et diffusé par une foule de militants chrétiens.

Il n’en reste pas moins que, en terre chrétienne, il y a eu Drancy, Auschwitz, la Solution finale : un événement capital, qui barre le cours de l’histoire, et qui appelle la Repentance chrétienne.

Le temps de Jules Isaac

Au lendemain de la Shoah, l’homme qui posa les questions essentielles fut Jules Isaac (1877-1963). C’est lui qui amena les chrétiens à un véritable dialogue avec les juifs. Disciple et admirateur de Charles Péguy - qui l’avait entraîné aux côtés d’Alfred Dreyfus - Jules Isaac est un historien renommé, grâce à son enseignement et surtout du fait de l’originalité des manuels d’histoire (dits Malet et Isaac) dont il dirige la collection chez Hachette. L’amour passionné de la Vérité et de la Justice, une extraordinaire probité d’esprit et d’âme, Jules Isaac, qui est un homme profondément religieux quoique n’appartenant à aucune confession officielle, les a puisés dans la fréquentation de Péguy et dans les exigences de son métier d’historien.

Durant la guerre, il est affronté à une double épreuve : le 10 janvier 1941, il est révoqué par Vichy de son poste d’Inspecteur général de l’enseignement public ; en octobre 1943, sa femme, son fils, sa fille, son gendre sont arrêtés par la Gestapo : ils périront dans les camps de la mort. Retiré à Aix au lendemain de la guerre, Jules Isaac surmonte sa souffrance en travaillant à un livre - Jésus et Israël - qui paraîtra en 1948. C’est un ouvrage pionnier puisque, pour la première fois, les chrétiens sont interpellés, avec respect mais fermeté, sur le fait que, historiquement, l’antisémitisme s’est surtout développé, durant des siècles, dans les nations chrétiennes.

Cependant, Jules Isaac ne se contente pas de dénoncer. Il tend la main aux chrétiens afin que, enfin, s’instaure un dialogue entre juifs et chrétiens. En 1947, il inspire les résolutions de la conférence de Seelisberg (Suisse) où les chrétiens, en présence de leurs frères juifs, s’interrogent sur les causes de la Shoah et sur les conséquences à en tirer dans leur conduite et leur vie de foi.

En 1948, simultanément à Aix-en-Provence et à Paris, avec son ami le grand poète juif Edmond Fleg, Jules Isaac fonde l’Amitié judéo-chrétienne de France, à la fois pour lutter contre l’antisémitisme et toutes ses manifestations, et pour substituer, aux malentendus séculaires, le respect, l’amitié, la compréhension mutuels...

Lorsqu’il apprend que le successeur de Pie XII, le "bon pape" Jean XXIII (1958-1963), a l’intention de convoquer un concile, Jules Isaac obtient une audience (13 juin 1960) au cours de laquelle il demande au Souverain Pontife de faire introduire, dans les schémas du futur concile, un texte relatif aux relations entre chrétiens et juifs. Le pape le lui promet. Mais ni l’un ni l’autre - décédés tous deux en 1963 - ne verront l’accomplissement de cette promesse, capitale aux yeux du fondateur de l’Amitié judéo-chrétienne.

Le temps du concile Vatican II : le nôtre

Malgré de multiples oppositions et à l’issue de discussions souvent difficiles, les Pères du concile, très majoritairement, votent, le 28 octobre 1965, la Déclaration "Nostra Aetate" sur les relations de l’Eglise avec les religions non chrétiennes, et particulièrement avec le judaïsme. Ce texte comporte des parties faibles et des oublis (notamment en ce qui concerne l’enseignement religieux et la repentance), mais, en définitive, il s’agit d’un pont jeté sur quinze siècles de silence et d’incompréhension.

Par la suite, de nombreux textes viendront compléter et éclairer la Déclaration "Nostra Aetate". Le plus important est dû au Comité épiscopal français pour les relations avec le judaïsme (créé en 1969, dans la foulée du concile) : promulgué en avril 1973 (Pâque juive), ce texte, qui fut accueilli avec une grande joie dans les milieux juifs, insiste particulièrement sur la Vocation permanente du peuple juif dont la vitalité, éclatante, est le reflet d’une Alliance avec Dieu qui n’a jamais été rompue.

Depuis le concile, les contacts entre chrétiens et juifs se sont multipliés, grâce notamment à des institutions comme le SIDIC (Service Information Documentation Juifs et Chrétiens), animé par les religieuses de Notre-Dame de Sion, et l’Amitié judéo-chrétienne de France, fédération d’une quarantaine de groupes locaux à l’activité multiforme ; elle dispose, avec le mensuel "Sens", de la seule revue francophone traitant du dialogue entre juifs et chrétiens.

Il reste cependant beaucoup à faire, notamment au niveau de la prédication et de la catéchèse. D’une manière plus générale, on pourrait adresser aux chrétiens, à propos du judaïsme, l’invitation d’Edmond Fleg : "Vous aviez cru la regarder, dans le grès rouge, à Strasbourg, la Synagogue à la face voilée ! Arrachez-lui, arrachez-lui ce bandeau que vous lui rivez aux yeux : il vous empêche de la voir !"

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Pierre PIERRARD

Historien, professeur à l’Institut catholique de Paris, responsable du service historique à la Librairie Larousse. † 2005.

Publié: 30/11/1997