Le jeune homme riche

Je suis revenu chez moi, tout triste. Pourtant j’étais parti en courant pour rencontrer Rabbi Jésus et j’ai couru jusqu’à ce que je me jette à ses pieds. J’étais plein d’enthousiasme. J’avais entendu Rabbi Jésus plusieurs fois, et j’avais été ébloui, charmé, retourné par ce qu’il disait.

J’avais rencontré des anciens malades, totalement guéris par lui. C’était merveilleux, alors je m’étais imaginé qu’il allait m’accueillir et me proposer un chemin peut-être austère, un peu plus contraignant que nos 613 commandements de la Torah, mais néanmoins accessible. J’étais prêt à faire tous les efforts nécessaires pour y parvenir.

Mais ce qu’il m’a proposé était inacceptable, une pure folie : tout quitter, tout vendre, tout donner aux pauvres. Impensable ! Il ne se rendait pas compte.

Dans mon village je suis une notabilité : les décisions sont prises avec mon accord, et en règle générale, on évite d’aller contre mon avis ; je n’ai pas l’habitude d’être discuté, encore moins critiqué.

J’ai une grande maison confortable, de bons revenus, une nombreuse domesticité : enfin, je suis quelqu’un qui compte. Me fondre dans le petit groupe des pauvres gens (peut-être très braves) qui suivent Rabbi Jésus et qui, pour la plupart, sont de simples pêcheurs, ce n’était pas imaginable.

Ils sont dénués de toute éducation, un tant soit peu raffinée ; ils n’ont pas de culture littéraire, aucune relation, aucun appui politique, pas de fortune... ça avait été facile pour eux de tout quitter puisque le tout équivalait à zéro ! Je suis sûr qu’ils n’avaient rien à vendre, et par conséquent, rien à donner aux pauvres, mais moi, ce n’était pas pareil. Ce que Rabbi Jésus me demandait était déraisonnable, irréalisable.

J’en ai parlé à ma mère et elle m’a donné raison tout de suite, sans tergiverser. Il est vrai qu’elle souhaite surtout que je reste près d’elle. Elle a même été toujours très réticente quand j’ai parlé, vaguement, de prendre femme. Ma chère mère est un peu exclusive ! Je suis fils unique et elle veuve : ceci explique sans doute cela. Nous sommes très liés, tous les deux, trop liés pensent certains, mais je les laisse dire.

En attendant, je ne sais plus quoi faire ; je n’ai plus envie de rien. J’ai un intendant honnête qui s’occupe de mes intérêts avec dévouement : c’est un ami de mon père pour lequel il travaillait déjà. Il m’a pratiquement élevé, tout appris et je peux lui faire entièrement confiance. Je fais seulement semblant de vérifier, quand il tient à me présenter des comptes d’où il ressort que je suis encore plus riche que la dernière fois.

Il est absolument nécessaire que je me change les idées. Alors, peut-être me marier ? J’hésite ! Je ne voudrais pas faire de peine à maman, et je sais que cela la contrarierait très fort. De plus, je n’aime aucune fille : la gent féminine, ma mère exceptée, ne m’inspire qu’une confiance limitée. Et élever des enfants me paraît une aventure risquée.

Mon intendant souhaite que j’achète de nouveaux terrains, et que j’augmente mes troupeaux ; ce serait un bon placement, dit-il. Mais à quoi bon ? Je suis déjà trop riche. Je pourrais inviter mes amis, faire la fête, mais cela me paraît vain, après le grand désir que j’avais de me dépasser. Alors, lire, voyager, peindre... J’ai fait tout cela, mais aujourd’hui rien ne m’attire.
C’est bête ! Jusqu’ici, j’estimais que j’avais une vie non seulement agréable, mais intéressante. J’avais des projets, des occupations ; je croyais à ce que je faisais. Aujourd’hui, je suis vidé, désemparé, complètement déboussolé, et cela à cause d’une proposition ridicule qu’on n’aurait jamais dû me faire ; et je suis d’autant plus déçu que j’étais aller trouver ce prophète avec une entière bonne foi, avec tout mon cœur. Pourtant, il est évident que j’ai eu raison de refuser, mille fois raison. Personne ne pourrait dire le contraire.

Eh non, mon pauvre, personne ne pourra dire le contraire, sinon toi-même peut-être, car tu es passé à côté du bonheur auquel tu aspirais, comme n’importe quel humain ! Et il est à parier que tu vas traîner cette tristesse, ce dégoût de toi, jusqu’à la fin de ta vie, vie dont tu as conscience qu’elle te paraît inutile, voire ratée. A moins qu’un de ces jours, tu ne reviennes sur ta décision, et alors tu connaîtras à nouveau la joie d’être fidèle à l’appel d’une personne que tu admires, qui t’aime et qui t’attire.

Et je me demande, dans cette société où nous souffrons d’un manque de vocations sacerdotales, combien de jeunes gens, de jeunes filles, connaissent cette tristesse d’avoir répondu négativement à un appel bien précis, bien net, qu’ils n’ont pas voulu ou pas pu entendre.

C’est dommage pour eux et c’est dommage pour nous, qui n’avons pas su les aider à y voir clair et à s’engager.

Mais, si on s’y met tous, ça pourrait certainement s’arranger, vous ne croyez pas ? Car, c’est certain, Dieu appelle en fonction de nos besoins : il faudrait répondre car la moisson est abondante et les ouvriers sont peu nombreux. Ils sont même carrément rarissimes.

Alors, on s’y met ?

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Françoise REYNÈS

Laïque mariste († 2011).

Publié: 31/08/2003