Inconnu et comme caché

Et voilà, ils sont tous partis, plein de courage et de décision pour accomplir la mission que Jésus leur a confiée : annoncer la Bonne Nouvelle du Salut au monde entier. Et moi, je me retrouve seul, avec ma famille, dans ma grande maison qui a servi de cadre à deux évènements majeurs : l’Eucharistie et la Pentecôte, et ce, en partie grâce à la discrétion dont j’ai fait preuve, discrétion que j’ai vraiment adoptée comme valeur sûre, il y a de cela un peu plus de trente ans. C’est une très longue histoire que je vais vous raconter.

J’étais un tout jeune homme quand j’ai fait la connaissance de Joseph et de Marie : c’était à Béthléem, Marie venait d’accoucher d’un beau petit garçon. Nous faisions la queue pour satisfaire aux exigences de recensement ordonné par César. On était tous plus ou moins cousins puisque tous descendants du roi David. Il y avait une fameuse cohue, j’étais déjà orphelin de père, et par conséquent, chef de famille. J’ai tout de suite sympathisé avec Joseph et avec sa jeune femme, ils m’ont appris qu’ils arrivaient de Nazareth, et que, faute de place, Marie avait accouché dans la nature. Moi, je venais de Jérusalem où se trouve notre maison familiale et j’étais venu à Béthléem seulement pour la journée : je leur ai proposé quand ils viendraient à Jérusalem pour les fêtes, de descendre chez moi pour qu’ils ne subissent pas à nouveau, pareil inconvénient. Ils m’ont remercié, et ils ont dit qu’ils y penseraient. Mais après tout, on était de la même famille, alors j’ai insisté et ils ont accepté ma proposition.

Ce qui m’a plu chez Joseph et chez sa femme, c’est qu’ils étaient profondément, sincèrement croyants, et bien que descendants, d’une lignée royale, comme moi d’ailleurs, ils restaient modestes, discrets, ce qui n’était pas le cas de la plupart de ceux qui étaient ce jour-là à Béthléem. Comme disent les Romains, ils se croyaient sortis de la cuisse de Jupiter !

Pendant quelques années, je ne les ai plus vu après cette première rencontre, et j’ai craint que le bébé n’ait été tué sur les ordres d’Hérode le Cruel. Mais après la mort de ce dernier, à la fête des tentes, je les ai rencontrés, par hasard, dans les rues de Jérusalem. Je leur ai rappelé leur promesse et ils ont accepté de venir chez moi. Ma maison est très grande. Mon père m’a laissé une petite entreprise de tannerie ; j’ai une vingtaine d’ouvriers, et je gagne bien ma vie. Une fois le pli pris, ils sont revenus fidèlement chez moi pour chaque fête et nous sommes devenus vraiment amis. Leur fils Jésus, dès son plus jeune âge, était étonnant.
Ma maison est pleine de meubles fabriqués par eux ou réparés par eux et qu’ils m’ont offerts lors de leur séjour. Il y a notamment une très grande table qui est une vraie splendeur. je l’ai fait mettre dans la salle du haut où on peut se tenir à douze ou quinze. Dès qu’une fête s’annonçait, je faisais préparer leur logement, et pendant plus de trente ans, ça a duré ; et nous avions toujours autant de plaisir à nous retrouver, bien que Joseph ne soit plus des nôtres depuis quelques années.

Au début, quand le fils de Marie, Jésus, a commencé à se faire remarquer par des prodiges, ma femme a beaucoup insisté pour que j’obtienne de Jésus, en raison de notre longue amitié, une place d’apôtre ; c’est Judas Isacariote qui lui avait fait miroiter cela. Il était persuadé qu’avec Jésus, il aurait un avenir brillant. Mais quand j’ai dit à ma femme que si je devenais apôtre, je serais obligé de délaisser ma tannerie, la maison et que nos seules ressources seraient constituées par les offrandes de la foule qui suivait Jésus, elle a rapidement changé d’avis ; il faut voir d’ailleurs que j’ai vingt ouvriers qui dépendent de mon activité, j’ai huit enfants à élever, ma mère est à ma charge naturellement, ainsi que mes beaux-parents et une de leur cousine qui était dans le besoin. On ne peut ainsi abandonner ses responsabilités, ce serait déraisonnable, et en plus, Jésus ne m’a pas appelé moi, ce qui n’est pas étonnant car je n’ai aucun talent pour diriger les foules comme le font les apôtres. A chacun son métier, sa vocation. Moi, je me suis contenté de le recevoir, lui et ses amis chaque fois qu’il venait à Jérusalem : c’était une fête et un honneur ; et cela s’est fait discrètement, sans tapage, presque dans le secret. Aussi, cela a permis à Jésus de venir quand les scribes, les pharisiens ont commencé à le considérer comme un perturbateur dangereux ; chez moi il était en sécurité.

A mon vif déplaisir, j’ai été obligé, absolument obligé, de quitter Jérusalem pour la dernière Pâque ; j’ai donné des ordres pour que tout soit prêt s’il revenait avec ses apôtres.

Quand je suis rentré, juste avant le sabbat, j’ai appris avec désespoir qu’il avait été arrêté, condamné et crucifié. Il était venu chez moi la veille, pour la Pâque, et avait donné solennellement du pain et du vin à ses amis, expliquant qu’ils auraient à faire de même pour rappeler l’offrande de son corps et de son sang, et nourrir tous ceux qui croyaient en Lui.

Ce que je n’avais pas compris après le miracle de la multiplication des pains s’éclairait magnifiquement. J’avais été surpris, lors de sa déclaration sur l’obligation de manger sa chair et de boire son sang, mais je lui avais fait confiance, quand même, et je voyais que j’avais eu raison de croire en Lui.

Il était plus qu’un homme, il était vraiment Fils de Dieu. Comment nos chefs en sont-ils arrivés là ? C’est à désespérer de l’humanité.

J’ai vu Marie le deuxième soir après la crucifixion ; elle a dit qu’elle n’était pas désespérée, pas anéantie ; toujours discrète, elle croyait en son fils. A sa manière, elle n’en a pas dit plus, mais j’ai senti qu’elle vivait un secret ; je lui ai dit qu’elle pourrait toujours, elle et les amis de son fils, venir se réfugier chez moi s’ils le souhaitaient. Et ils sont venus souvent, même après la résurrection, bien contents de pouvoir se cacher dans une maison connue d’eux seuls. Ils priaient, écoutaient Marie qui était au milieu d’eux, ils se rappelaient les évènements qu’ils avaient vécu avec Lui ; parfois, je me joignais à eux, mais personnellement, je n’ai jamais vu Jésus ressuscité.

Mais quand même, j’ai cru qu’il était vivant ; et j’étais en train de faire mes comptes dans mon bureau quand un grand bruit a éclaté : un vent puissant est passé et ils ont tous reçu le Saint Esprit promis, sous forme de langue de feu. Alors, comme je l’ai dit plus haut, ils sont partis plein de courage et de détermination.

Je suppose que si l’on raconte ce qui s’est passé, on ne connaîtra même pas mon nom, et je souhaite qu’il en soit ainsi ; ce serai ma façon à moi de ressembler à Marie et à Joseph et de prouver ainsi qu’on peut être utile en étant inconnu et comme caché.

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Françoise REYNÈS

Laïque mariste († 2011).

Publié: 31/12/2002