Les « apparitions » et la foi en la Résurrection

La résurrection de Jésus est la base de notre foi. Cette résurrection se fonde sur les récits évangéliques des « apparitions », lesquels ne peuvent que rendre maladroitement un phénomène par nature ineffable. Il est impossible d’expliquer scientifiquement ces apparitions, mais on peut approfondir les textes et tenter de dégager leur vraisemblance.

La foi est une semence en constante germination. Une foi mûrie doit être en mesure de s’apporter à elle-même quelques-unes de ses « raisons ». Si on ne peut rendre compte pour soi-même de la réalité des apparitions, il devient par la suite malaisé de témoigner de sa foi. C’est pourquoi cette réalité est centrale et m’apparaît mériter examen avant d’autres récits, ces derniers en découlant.
Quand on étudie la genèse de la foi en la Résurrection, on se tourne naturellement vers les « apparitions ». Pour rendre compte d’un événement inédit, le retour à la vie d’un Maître qui « se trouve au milieu de ses disciples » et parle avec eux, les Évangélistes n’ont trouvé d’autre mot que celui « d’apparitions ». Terme approximatif et pour cause, la réalité qu’il désigne ressortissant à l’indicible. Les Évangiles sont la réinterprétation de la vie, de la mort et de la résurrection de ce Maître à la lumière des apparitions. Celles-ci ne sont pas une dénégation de la mort de Jésus, mais sa Transfiguration en un Règne victorieux de la mort. Pour vaincre la mort il faut la connaître. Les disciples en vinrent à comprendre que la résurrection de Jésus était inscrite dans sa mort même. La première mention des apparitions se trouve dans une épître de Paul (1 Co 15,5-8). Une libération nationale se convertit bientôt en une libération intérieure, l’attente d’un royaume matériel se transforme en une espérance eschatologique.

Les premières arrivées

« Après le jour du sabbat, comme le premier jour de la semaine commençait à poindre, Marie de Magdala et l’autre Marie vinrent visiter le sépulcre » (Mt 28,1). Ces femmes n’ont vraisemblablement pas dormi et attendent la fin du sabbat ; sitôt le moment venu elles se précipitent au tombeau. « Et elles de s’approcher et d’étreindre ses pieds en se prosternant devant lui » (v. 9). Jésus apparaît d’abord à des femmes. Le « tombeau vide » prépare les disciples aux apparitions. Si Jésus est Vivant, le tombeau doit être vide. Dans l’évangile de Marc (15,47), il est dit que « Marie de Magdala et Marie, mère de Josué, regardaient où on l’avait déposé [le corps de Jésus] ». Détail qui a son importance, puisque le tombeau vide sera bien celui de Jésus, et non celui d’un autre cadavre. Marc fait jouer à plusieurs femmes le rôle tenu par la seule Marie de Magdala dans l’évangile de Jean ; quant à la fonction d’annonciateur remplie par « un jeune homme vêtu d’une robe blanche », elle semble remplie par Jésus lui-même dans ce dernier évangile. « Mais allez dire à ses disciples et à Pierre : il vous précède en Galilée » (Mc 16,7) : chez Jean, Marie remplira seule cette mission. « Et [les femmes ayant trouvé le tombeau vide] ne dirent rien à personne, car elles avaient peur » (v. 8) : elles ne se prononcent pas sur la Résurrection, quand Marie de Magdala le fait avec éclat dans le quatrième évangile. Mais il faut noter que ce silence des femmes chez Marc n’est pas neutre. L’Évangéliste ne veut pas déduire la résurrection de Jésus du tombeau vide : les femmes ne disent rien. [1] Ce sera aux « apparitions » à jouer ce rôle. Le Ressuscité vient à la rencontre de ceux qui cherchent le Vivant.

Et ses compagnons, entendant Marie de Magdala dire qu’il vivait et qu’elle l’avait vu, ne la crurent pas. Après cela, il se manifesta à deux d’entre eux qui faisaient route ; eux non plus, on ne les crut pas (Mc 16,11-13).

L’incrédulité des apôtres plaide en faveur de la Résurrection : on n’a pas fabriqué une fable. J.-M. Tézé remarque : « Que le Christ prenne l’initiative des rencontres avec ses disciples, que les apôtres soient lents et indécis à le reconnaître, infirme l’interprétation d’une hallucination collective. » [2] Marc ne s’embarrasse guère de nous faire connaître la réaction de Jésus face à ceux qui renâclent à croire les témoins : « Il leur reprocha [aux Onze] leur incrédulité et la dureté de leur cœur, parce qu’ils n’avaient pas cru ceux qui l’avaient vu ressuscité » (16,14). Avant les apparitions personne ne croit. C’est par elles que la foi au Christ est née, et cette naissance s’est opérée de façon progressive. Comme Marie de Magdala et les deux pèlerins qui retournent à la campagne, les disciples n’ont rien à retirer d’une supercherie. La Résurrection implique pour les disciples une conversion, une transformation de leur mentalité, laquelle ne consiste plus désormais à attendre un libérateur politique mais à reconnaître le Messie, Fils de Dieu, dans le Seigneur qui leur apparaît. Ce Messie n’est pas un Sauveur ponctuel engagé dans un destin national, mais le Rédempteur de l’univers.

« Être vu »

Jésus ressuscité apparaît aux disciples. Le grec donne ôphtè, « il fut vu ». Il se rend présent à eux, se donne à voir, expressions soulignant le caractère agissant de celui qui apparaît. Les disciples mettent d’abord du temps à comprendre ; c’est progressivement qu’ils entrent dans la lumière de la Résurrection.

Une finale de Marc perdue (16,9-20) aurait contenu le récit d’une apparition à Pierre (F. Gils), ce qui eût été vraisemblable. [3] Mais P. Ricœur pense que l’hypothèse de cette perte n’est même pas nécessaire, que le second évangéliste n’a tout simplement pas éprouvé le besoin d’en dire plus. [4] « Il n’est pas ici » : l’affirmation du jeune homme à la robe blanche suffit. « Il n’est pas ici », cela veut dire qu’il est ailleurs, cherchez-le seulement. Ne vous avait-il pas lui-même fixé rendez-vous (« Il vous précède en Galilée », 16,7) ? Néanmoins le rédacteur final semble se rendre compte de la nécessité des apparitions pour attester de la Résurrection et la proposer à la foi des fidèles.

Exergue : L’histoire de Jésus n’a pas été enregistrée par des chroniqueurs, mais agie par des disciples ; elle est transhistorique.

S’il y avait des preuves de la Résurrection on n’y croirait pas, on admettrait un fait daté historiquement. On n’imprime pas la foi sur pellicule ni ne l’enregistre sur bande magnétique. « L’histoire » de Jésus ne serait pas parvenue jusqu’à nous si elle n’avait été conservée par la piété des fidèles, par la foi de la communauté, par la prédication des apôtres. Sans doute la foi s’appuie-t-elle sur un contexte historique, mais l’argument de l’histoire racontée est avant tout l’adhésion à une personne et à son enseignement. L’histoire de Jésus n’a pas été enregistrée par des chroniqueurs, mais agie par des disciples. La résurrection de Jésus ne serait pas un objet de foi si elle n’était transhistorique. Commentant les Évangiles, C. Perrot résume cette problématique : « Le genre “historique” n’était certainement pas le mieux adapté pour lancer la proclamation chrétienne. Mais en même temps, sans ancrage dans l’historicité, la foi naissante se serait diluée dans le mythe. » [5] La foi va au-delà d’un constat. Les apparitions sont une présence qui habite les disciples. Pour décrire l’apparence de Jésus aux pèlerins qui retournent à la campagne, Marc parle laconiquement « d’un autre aspect » (16,12). « Il y a une tension évidente, écrit un commentateur, entre, d’une part, la netteté du message pascal et, d’autre part, l’ambiguïté et le caractère problématique des récits de Pâques du point de vue historique. » [6]

Qui est le Ressuscité ?

Jésus se rend présent de façon suffisamment différente de son apparence terrestre pour que les disciples se rendent compte qu’il n’est plus celui qu’ils avaient connu (qui est mort), mais de façon assez ressemblante par ailleurs pour qu’ils ne doutent d’aucune manière que c’est bien de lui qu’il s’agissait (passé à une autre vie). Un auteur souligne cette perplexité : « Il est reconnu et d’autre part on ne réussit pas à le reconnaître. » [7] À partir de là, l’idée de Résurrection traduit cet état de choses différent. Les disciples ont connu un homme de Galilée, ils ont maintenant devant eux le tout autre, le Seigneur accédé aux dimensions de l’univers. X. Léon-Dufour remarque bien que Jésus ressuscité n’est pas l’objet d’un spectacle pour les disciples, mais le sujet d’une présence intériorisée en eux. [8] En face du Ressuscité les apôtres reconnaissent le maître de Nazareth, mais ils mettent du temps à associer le souvenir de l’homme qu’ils ont connu à celui qui se présente maintenant devant eux. Une fois ce lien établi, ils peuvent parler de Résurrection. Pour les apôtres, prêcher la foi en la résurrection de Jésus impliquait qu’ils étaient les premiers à y croire. X. Léon-Dufour remarque que nos catégories ne parviennent pas à appréhender le mystère, que l’histoire est pour ainsi dire saisie par une réalité qui la dépasse :

Afin d’étreindre par la raison un mystère qui toujours nous échappe par quelque endroit, ne cherchons-nous pas à nous mettre en relation humaine, visible, naturelle, avec l’acte par lequel Dieu a ressuscité Jésus ? Contre une telle propension il nous faut lutter, car elle corrompt la relation même que nous voulons établir : à savoir, rejoindre un acte de Dieu en lui-même. [9]

Le Ressuscité ne se meut pas dans la dimension du Jésus du ministère terrestre.

Luc

Une première présentation du Ressuscité chez Luc tient dans l’épithète « le Vivant ». « Pourquoi cherchez-vous le Vivant parmi les morts ? » (24,5), demande-t-on aux femmes venues apporter les aromates. La nature glorifiée du Christ n’a plus rien à voir avec les tombeaux. On y constate encore une fois que l’incrédulité, y comprise celle des Douze, se donne tous les prétextes, ici du « radotage » féminin (v. 11). Le miracle des apparitions sera celui d’une ouverture, d’une réceptivité au mystère d’une œuvre de Dieu. Pour le moins, la réaction de Pierre au retour du tombeau est peu enthousiaste : « Il s’en alla de son côté en s’étonnant de ce qui était arrivé » (v. 12). On s’étonne en effet que Jésus n’apparaisse pas d’abord à Pierre, futur chef de l’assemblée, plutôt qu’aux femmes en Matthieu, aux disciples d’Emmaüs en Luc, à Marie de Magdala en Marc et en Jean. Les femmes à cette époque n’étaient pas des témoins crédibles, et c’est d’elles qu’on apprend que Jésus est ressuscité. On ne se préoccupe pas de « retoucher » les faits pour les rendre plus vraisemblables. Ils contiennent leur propre vérité.

On assiste dans cet évangile à un autre mode d’apparition du Ressuscité. Un marcheur se joint à des pèlerins qui retournent à Emmaüs et les entretient des Écritures, en leur montrant qu’elles concernent le Christ annoncé. Vient un moment où, le « cœur brûlant » (v. 32), ces pèlerins reconnaissent l’étranger assis à la même table qu’eux. Le Maître replace la joie dans des cœurs que l’espérance a désertés. L’apparition prend ici la forme d’une reconnaissance. On reconnaît celui qu’on a aimé, non celui qu’on a ignoré. Le Ressuscité se donne à reconnaître à ses fidèles, il se voile à ceux à qui il était indifférent. Le moment de l’identification par les disciples d’Emmaüs de l’inconnu qui s’est joint à eux coïncide avec celui de sa disparition de devant eux : qu’est-ce à dire, sinon qu’au moment où « leurs yeux étaient empêchés de le reconnaître » (v. 16) les disciples étaient dans le brouillard des apparences, et que leur foi maintenant perce ce brouillard ?

Exergue : Comment des pêcheurs auraient-ils pu élaborer un système qui empruntait à la philosophie grecque l’idée de dieux morts et ressuscités ?

Plus loin, l’Évangéliste force l’argument en faveur du Ressuscité : « Il prit un morceau de poisson grillé et mangea sous leurs yeux » (24,43). S’il est dans un corps immortel, Jésus apparaît physiquement aux disciples mais il n’est pas en mesure d’absorber une nourriture corruptible. Un exégète écrit : « À vrai dire, ce surcroît de preuve nous laisse assez peu convaincus. S’il est vrai qu’il n’est pas possible pour un “esprit” d’absorber de la nourriture matérielle, on ne voit guère qu’un être glorifié, comme l’était le Christ ressuscité, puisse le faire plus aisément ! » [10]

Les apparitions permettent à la foi des disciples de prendre forme, elles les préparent à l’idée de Résurrection. Leur esprit sémite leur interdisait absolument de concevoir l’immortalité sans une participation du corps. Les Grecs voulaient dégager l’âme de la matière « mauvaise », le judaïsme veut libérer l’une et l’autre. On se demande d’ailleurs comment des pêcheurs auraient pu élaborer un système qui empruntait aux écoles de philosophie grecque l’idée de dieux morts et ressuscités. De plus, ces pêcheurs étaient prêts à signer de leur vie leur témoignage : on ne donne pas sa vie pour une apparence ou une illusion. La résurrection de Jésus pousse l’incarnation de Dieu à sa limite, dans son implication ultime, puisqu’elle est une traversée victorieuse de la mort.

L’évangile de Jean

Certes le « tombeau vide » pouvait appuyer le témoignage des disciples, mais il ne pouvait être utilisé comme preuve de la Résurrection. Le tombeau était un indice. « Il vit et il crut » (Jn 20,8), dit-on du « disciple que Jésus aimait » après son entrée au tombeau. Il est seul à croire sans avoir besoin d’apparition. Tout de même, il crut après une constatation : même vide il vit un tombeau. On a interprété un peu abusivement ce verset quand on a attribué au disciple, de façon anachronique, la foi telle que nous la concevons aujourd’hui. I. de la Potterie fait justice de cette foi du disciple : « Malgré un avis contraire largement répandu (Lagrange, Bultmann, Schnackenburg, Brown), il nous semble difficile d’admettre que le verbe “il crut” exprime déjà la plénitude de la foi pascale. » [11] Ce disciple, le paradigme des croyants à venir, revendique cependant l’honneur d’être le premier à croire « sans avoir vu », parce qu’à la lettre il ne vit d’abord rien, mais une vacuité. Il connaît le privilège de la foi. « En effet, ils n’avaient pas encore compris l’Écriture selon laquelle Jésus devait se relever d’entre les morts » (v. 9). Le rédacteur souligne de façon subtile l’esprit plutôt lourd des autres disciples. En fait, aucun des disciples n’a cru sans avoir vu. Rédigé après la génération apostolique, le souci de l’évangile de Jean se porte sur les croyants à venir. Le « disciple que Jésus aimait » vit ce qui se donnait à voir, il vit en vérité, il entra dans le tombeau du Vivant. Il pressentit un événement transcendant, il interpréta un signe. Il reconnut l’action de Dieu sans en avoir la pleine intelligence. En ce sens, il crut en ayant vu peu de chose. Il vit dans la nuit. On peut être témoin de la même scène, encore faut-il déduire sa foi de ce que l’on a vu. [12]

Exergue : Le « disciple que Jésus aimait » est le premier à croire « sans avoir vu » ; il connaît le privilège de la foi.

La première apparition de Jésus ressuscité est pour Marie de Magdala. [13] Marie est demeurée au tombeau quand les autres sont partis (Jn 20,15). Jésus se laisse reconnaître par elle. Il fait d’elle la première prédicatrice de sa Résurrection : « Va trouver mes frères », dis-leur qu’ils ont été promus (« Mon Père et votre Père, mon Dieu et votre Dieu »), dis-leur que je suis le Vivant. Le Ressuscité rend Marie porteuse de la Bonne Nouvelle de sa Résurrection ; elle met pour ainsi dire au monde le Ressuscité en révélant sa présence aux disciples. C’est un apôtre authentique qui annonce la vie de Dieu. Mais humaine, trop humaine, elle confond celui qu’elle cherche, le maître qu’elle a connu, avec celui qui lui apparaît maintenant. Elle s’élance, d’où le « noli me tangere », avertissement qui l’avise de la glorification de son Maître. Ne cherche pas l’homme que tu as connu, semble lui dire Jésus. On se souvient de la question de Luc : « Pourquoi cherchez-vous le Vivant parmi les morts ? » Ce « ne me retiens pas » signifie : ne tente pas d’emprisonner le temps à venir dans le temps présent, n’empêche pas la gloire de Dieu de se manifester.

Thomas et les plaies

Quant à l’apôtre Thomas, il accorde sa foi sous bénéfice d’inventaire (Jn 20,24-30). On a fait de cet apôtre le modèle des incrédules mais en fait personne n’a cru : tous les apôtres ont été invités à mettre le doigt dans les plaies du Ressuscité, à « avancer la main dans son côté » (voir Lc 24,38-40 : « Touchez-moi »). On aperçoit ici de façon claire que la Résurrection porte en permanence les stigmates de la Crucifixion : c’est une victoire dont les cicatrices parlent du combat qui l’a précédée. L’hymne de Pâques Victimae Paschali rappelle opportunément au fidèle que la Résurrection n’a rien à voir avec un événement magique (comme dans l’Évangile de Pierre où des gardes romains voient Jésus sortir du tombeau), qu’elle est la conclusion d’un « affrontement de la mort et de la vie en un duel prodigieux ». Le Ressuscité convie Thomas à davantage qu’une expertise médico-légale : il lui apprend qu’un ressuscité porte les marques de la mort qu’il a traversée – et qu’inversement une semence de résurrection gît dans toute opprobre. Le Ressuscité porte éternellement les vestiges d’une mort vaincue. C’est pourquoi il vient en aide à la faiblesse du disciple, c’est pourquoi il guérit ses insuffisances à ses plaies, il le ressuscite dans sa situation mortelle. Comme le dit de manière dense l’auteur d’une importante rubrique sur la question : « Dans la permanence de ses fidélités et de ses renoncements, l’existence chrétienne est fondée en définitive sur la résurrection de Jésus. » [14] Celui qui est « assis à la droite du Père » est un crucifié, et c’est encore un crucifié qui « reviendra dans la gloire ». C’est un stigmatisé que la gloire atteint, c’est dans ses plaies que Jésus est glorifié. La Résurrection garde la trace de ce qui en a été l’occasion.

Exergue : C’est dans ses plaies que Jésus est glorifié, la Résurrection garde la trace de ce qui en a été l’occasion.

La déclaration de Thomas « mon Seigneur et mon Dieu » est survenue plus tard, l’évangile condensant ici la lente sédimentation de la foi. La réaction de l’apôtre est la première affirmation d’un Dieu personnel, il est le premier juif à ne plus invoquer le nom de Yahvé. La Résurrection est un fait indicible : comme le « Rabbouni » de Marie de Magdala, elle est une désarticulation du langage, un murmure, une chute à genoux. En Thomas, la conversion est accomplie, l’apôtre devient le patron des convertis. On remarque que Thomas « n’avance pas la main », comme il est invité à le faire : la foi est intangible, elle est une donnée première.

Apparition finale

Le maître est mort, la pêche a repris, l’histoire est finie : qu’est-ce qui la fait rebondir ainsi ? « Cette nuit-là, ils ne prirent rien » (Jn 21,3). Les disciples voient Jésus marcher à leur rencontre sur le rivage. [15] L’apparition fait naître chez eux une anamnèse, un souvenir de son enseignement, accompagné d’une interprétation. L’apparition de Jésus au bord du lac Tibériade, dans un « corps spirituel » pour parler comme saint Paul, donne sa signification à son ministère terrestre. Les disciples n’osent lui demander qui il est, pressentant une autre dimension (« Aucun des disciples n’osait lui demander : Qui es-tu ?, sachant que c’était le Seigneur », v. 12). S’insinue alors en eux l’idée du Vivant, de la Résurrection. Sur le rivage, ils voient avec les yeux d’une foi encore vacillante, mais l’idée prend forme en eux que le Messie attendu est celui de tous les hommes. Quand la parole d’un Maître revit de façon aussi significative dans le cœur des disciples, celui qui l’a proférée est en effet « ressuscité », il vit parmi eux.

Pierre est le premier à se précipiter vers Jésus, comme il avait été le premier à pénétrer au tombeau. Comme dans l’évangile de Matthieu, l’apparition reçoit ici une interprétation pastorale, elle est intimation d’annoncer la vie de Dieu. « Fais paître mes agneaux » (21,15) : nourris mon troupeau comme je viens de faire (il vient d’inviter les disciples à déjeuner), donne-leur accès au pâturage de ma Parole. [16]

Épilogue

Au terme de cette modeste étude, que conclure ? Les apparitions de Jésus font accéder les disciples à une compréhension supérieure des événements, de la vie et de la mort de leur Maître. Les disciples déduisent des apparitions que Jésus est ressuscité, qu’il est Vivant. Le Maître leur apparaît dans une révélation (les disciples d’Emmaüs par exemple). Un Inconnu, plus intime qu’eux-mêmes, les a rejoints, a rendu leur « cœur brûlant », comme il cherche à le faire des disciples ultérieurs. La rédaction évangélique s’étendant sur plusieurs années, le culte établi à la suite de ces apparitions s’est incorporé dans les textes. Il en est resté une liturgie vivante, une « communion » au Ressuscité. On en trouve la trace dans 1 Co 11,24, dans le repas des disciples d’Emmaüs en Luc, dans le partage du repas que nous venons de voir en Jean 21. Mais l’étude des apparitions permet encore, si l’on ose dire, de « documenter » notre foi, de vérifier à quelle source elle s’abreuve, d’approcher si peu que ce soit le mystère auquel nous accordons notre plein assentiment. Une foi ainsi affermie se fait d’elle-même contagieuse.

« On n’en finit plus de réfléchir sur l’enjeu d’un tel événement dans la vie d’un chrétien ; quand on pense avoir prononcé quelque chose de décisif, voilà que les frontières reculent encore et que de nouvelles implications apparaissent. Quoi qu’il en soit, je serais heureux que ce texte remporte l’adhésion du plus grand nombre de vos lecteurs.
Idéalement, l’on pourrait souhaiter qu’une discussion s’ensuive ; d’une manière ou de l’autre. Si j’accorde une valeur à ce texte, et une valeur communiquée, c’est que je me suis nourri moi-même de d’autres auteurs, je devrais dire de d’autres frères chrétiens qui avaient réfléchi avant moi sur la question. Ensemble (c’est-à-dire en Assemblée), nous trouverons peut-être le fin mot de l’histoire ; et si nous ne le trouvons pas, grand bien nous fasse encore puisque nous le chercherons et que cette quête raffermira notre fraternité. »
J.-P. LeBlanc

À la fin du travail sur son article, l’auteur nous a envoyé cette note. Il n’est pas coutume dans Esprit & Vie de publier la correspondance de la rédaction avec les auteurs, mais cela nous semble ici une très utile illustration de la démarche de J.-P. LeBlanc qui, spontanément, a pris contact avec la revue pour faire partager les fruits de sa recherche.
La rédaction

[1Prudence qu’on rencontre ailleurs dans l’évangile : « Informé par le centurion, Pilate octroya le corps à Joseph » (Mc 15,45), en d’autres termes le corps de Jésus n’a pas été enlevé par les disciples, il a reçu un label officiel d’enterrement. Marc envoie les femmes au tombeau sans doute pour montrer qu’elles n’ont pas pu rouler la pierre.

[2Jean-Marie Tézé, « La gloire du sensible », dans Christus n° 67 (1970), p. 388.

[3Il est exclu qu’on ait ajouté cette finale, parce que la fin de l’évangile de Marc aurait été compromettante pour l’Église naissante.

[4Voir Paul Ricoeur, « Le récit interprétatif. Exégèse et théologie dans les récits de la Passion », dans Recherches de science religieuse, n° 73/1 (1985), p. 17-38.

[5Charles Perrot, Jésus et l’histoire, Paris, Desclée, 1979, p. 50.

[6G. Bornkamm, Qui est Jésus de Nazareth ?, Paris, Éd. du Seuil, coll. « Parole de Dieu », trad. franç. 1973, p. 208.

[7H. Schlier, La Résurrection de Jésus-Christ, Paris, Salvator, 1969, p. 24.

[8X. Léon-Dufour, « Apparitions du Ressuscité et herméneutique », dans La Résurrection du Christ et l’exégèse moderne, Paris, Éd. du Cerf, coll. « Lectio divina » n° 50, 1969, p. 171.

[9Ibid., p. 156.

[10Marie-Émile Boismard, « Le réalisme des récits évangéliques », dans Lumière & Vie n° 107 (1972).

[11Ignace de la Potterie, New Testament Studies, vol. 30, 1984, « Genèse de la foi pascale d’après Jn 20 », p. 30.

[12Ce « disciple que Jésus aimait » paraît avoir partagé la table des apôtres au dernier repas du Seigneur. A. Jaubert (Approches de l’évangile de Jean, Paris, Éd. du Seuil, 1976, p. 44) voit dans la narration par Jean du reniement de Pierre une façon de montrer que lui, Jean, n’a pas renié le Maître, qu’il l’a suivi jusque dans l’enceinte du prétoire, advienne que pourra, et qu’il est le seul disciple à ne pas l’avoir abandonné.

[13Il se peut que ce personnage soit le même que celui d’autres évangiles : la « pécheresse » de qui Jésus « avait expulsé sept démons », celle qui oint Jésus de parfum, celle qui se tient au pied de la croix.

[14J. Schmitt, Suppl. au Dictionnaire de la Bible, t. X (56), 1982, art. « Résurrection de Jésus », col. 514.

[15Parallèle avec la marche sur les eaux de 6,16 où Jésus émerge également de la nuit, événement que le rédacteur, soucieux de kérygme plus que de rigueur historique, place après Pâque. Voir le (toujours) bon état de la question dans le chapitre « La résurrection de Jésus » dans Jésus devant l’histoire de W. Trilling (Paris, Éd. du Cerf, coll. « Lire la Bible » n° 15, 1968).

[16L’Évangéliste fera plus tard de la charité un signe de la Résurrection : « Nous, nous savons que nous sommes passés de la mort à la vie, puisque nous aimons nos frères » (1 Jn 3,14).

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Info

Paru dans le n° 241 d’Esprit & Vie (novembre 2011).

Jean-Pierre LEBLANC
Publié: 01/02/2012