Origine du christianisme
De la Résurrection à l’histoire de Jésus
Port Saint Nicolas n’a ni la vocation, ni la compétence pour fournir habituellement à ses visiteurs des études exégétiques ou théologiques très spécialisées. L’article de J.L. SOULETIE qui vous est offert ici fait référence à des théologiens protestants peu connus du grand public et sans doute de la majorité des visiteurs catholiques de PSN. Nous sommes conscients que sa technicité obligera le lecteur à une attention soutenue. Il nous semble néanmoins que la Résurrection de Jésus est trop centrale pour ne pas mériter les meilleures études.
Nous remercions donc Jean-Louis SOULETIE pour cette contribution sur ce qui constitue le cœur de notre foi, ainsi que la revue "Esprit & Vie" qui nous autorise à publier cet article, paru dans son n°137 de novembre 2005.
Cet article établit la recherche effectuée par la christologie au sujet des origines du christianisme, de la vie de Jésus et de son historicité. Il montre que le problème de l’histoire est un problème herméneutique qui a posé des difficultés considérables à la théologie parce que c’est, au fond, la question de la vérité du christianisme qui s’est trouvée en jeu. La théologie allemande, depuis trois siècles, a été le théâtre de ces débats et la théologie française, bien informée de ceux-ci, s’est coulée dans le cadre de ces discussions comme l’ont montré les théologiens du Christ : J. Doré, J. Moingt et B. Sesboüé. La nouveauté de Pannenberg, auquel ils ont fait droit en leur temps, a ouvert un nouveau champ à la compréhension de la résurrection du Christ. C’est aujourd’hui autour du judaïsme de Jésus et de la médiation du Christ dans la théologie du dialogue interreligieux que s’oriente la christologie.
« Le christianisme commence avec la Résurrection mais il n’existerait pas sans Jésus le juif », écrivait J. Schlosser dans Esprit et Vie n° 120 (2005), p. 7. L’origine du christianisme - c’est-à-dire la première prédication chrétienne concernant Jésus le Christ, la rédaction des écrits du Nouveau Testament, la constitution des « communautés premières » selon les termes de Perrot - est confrontée à cette articulation entre les manières d’annoncer Jésus comme Christ et Seigneur et sa vie avant sa Passion. Cette question complexe de l’origine du christianisme, depuis longtemps débattue à propos de Paul pour savoir s’il est le véritable fondateur du christianisme, conduit le théologien systématicien à la lecture des Écritures lorsqu’il doit dire la foi de l’Église.
L’exégète ne cesse de les lui présenter comme non manipulables, riches et complexes de manière insoupçonnée, irréductibles dans leur pluralité native à une unification formelle quels que soient les points de la théologie abordés (ecclésiologie, sacramentaire, christologie, morale, etc.). Loin d’être une réserve de dogmes tout préparés, les Écritures se présentent dans leur pleine historicité avec leur épaisseur diachronique et leur unité synchronique.
La prédication du Royaume, les paroles de Jésus (ipsissima verba), les miracles, le milieu juif de Palestine au Ier siècle, les récits de la Passion et de la Résurrection ont tour à tour intéressé les théologiens pour parler de la grâce, du péché, des fins dernières, de l’ecclésiologie, de la morale et des sacrements. Mais c’est sans doute la question de l’historicité de la Résurrection et, du même coup, de la vie de Jésus qui ont mobilisé la réflexion de la théologie systématique au XXe siècle.
Nous rappellerons d’abord le mouvement qui a animé les recherches sur le Jésus de l’histoire. Puis nous suivrons de manière emblématique le théologien évangélique et œcuménique Pannenberg qui a initié une approche résolument historique de la Résurrection. Il a été à l’origine d’une approche nouvelle de la Résurrection dans le champ de l’histoire. Son analyse suggestive et problématique permet d’envisager le rapport que la théologie systématique cherche à penser entre la Résurrection et l’histoire de la vie de Jésus. À travers cette requête s’entrevoit le lien toujours délicat entre la vérité des Écritures et les méthodes qui permettent de les déchiffrer, et finalement entre la vérité du christianisme et son histoire aux origines.
La théologie à la recherche du Jésus de l’histoire
Chaque époque, depuis le XVIIIe siècle où les historiens sont en quête du « Jésus historique », a trouvé un miroir en l’homme de Nazareth, comme si la prédication et la vie de celui-ci étaient malléables à l’infini sous les doigts agiles de l’histoire. « Non seulement les différentes époques se sont reconnues en Jésus, mais chacune d’elles l’a recréé selon sa propre personnalité », constatait Albert Schweitzer en 1906, au terme d’un parcours qui l’avait amené à embrasser deux siècles de recherches sur ce personnage hors du commun. En ce XXIe siècle où se déploie la troisième quête concernant le « Jésus de l’histoire », la question se pose à nouveau : une histoire de Jésus est-elle possible ? Et si oui, laquelle ? Comment intervient la foi pascale pour en faire le récit ? Plusieurs quêtes de ce Jésus de l’histoire que reconstruisent les historiens ont jalonné la réflexion christologique. Les rappeler brièvement permet de situer la réponse de la théologie systématique à la question de l’historicité de la Résurrection aux origines du christianisme.
La première « quête » du Jésus de l’histoire
La première quête est liée au siècle des Lumières, de la fin du XVIIIe siècle au début du XXe siècle [1]. Cette recherche historique sur Jésus a été entreprise par l’école allemande de l’histoire des religions. Albert Schweitzer l’a illustrée dans l’ouvrage sur l’histoire des Vies de Jésus [2]. Le nom d’Ernest Renan [3] y est associé. Cette quête menée par les historiens fut d’inspiration philosophique et conduisit à une certaine séparation entre l’histoire de Jésus et la christologie dogmatique. Elle aboutit pourtant à la question de la différence qui existe entre la prédication de Jésus et celle des apôtres à propos de la seigneurie du Christ. Puis vient la question de l’eschatologie et de la politique présentes dans l’Évangile de Jésus.
La seconde quête est liée à la pensée protestante libérale, dont les initiateurs sont R. Bultmann et E. Käsemann [4] avec sa nouvelle quête du « Jésus historique ». Ce dernier a insisté sur le critère de discontinuité des temps dans la continuité entre l’avant et l’après-Résurrection [5]. On n’écrit pas un Évangile quand on ne s’intéresse pas au Jésus de l’histoire, à la manière d’un Paul, par exemple, qui ne relate que peu d’éléments sur la vie de Jésus. Cette nouvelle quête post-bultmanienne a influencé le grand dictionnaire du Nouveau Testament commencé en 1933 par R. KITTEL : Theologisches Wörterbuch zum Neuen Testament. Pour la première fois, la critique historique et scientifique s’attaque à l’histoire des récits évangéliques. En France, cette école a été représentée par Maurice Goguel (1880-1955) et de nombreux exégètes à sa suite.
La troisième quête est en cours depuis les années 1980, notamment aux États-Unis avec E. P. Sanders et son livre Jesus and the Judaism [6] en 1985, qui insiste sur l’identité juive de Jésus dans son contexte judéo- galiléen ainsi que sur les raisons politiques de sa mort. Elle articule différents aspects de la recherche christologique : confessionnel, sociologique, historique, philosophique et théologique. Elle est issue d’une connaissance plus approfondie des sociétés et des religions de l’Antiquité juive et païenne, ainsi que des apocryphes [7]. Une perspective plus radicale de cette recherche s’organise autour du Jesus Seminar avec J. D. Crossan [8] et R. W. Funk dont le présupposé philosophique est dans la ligne de G. E. Lessing concluant à l’impossible corrélation entre l’événement historique et la foi. Les vérités historiques d’autrefois, miracles et prophéties ne nous concernent plus car elles ne sont plus pour nous des « démonstrations d’esprit et de puissance » : l’histoire de Jésus est dépouillée de toute vertu révélatrice d’autant plus que les Évangiles, selon le « Jesus Seminar », sont incapables de nous fournir une réalité historique vraiment fiable.
Ce retour incessant à une recherche sur le « Jésus historique » a été initié par la volonté de dédogmatiser le christianisme à laquelle a procédé la première quête avec son présupposé philosophique. Mais elle s’est poursuivie dans une opposition entre théologie libérale et dialectique, posant aussi la question du rapport entre la foi et l’histoire. Aujourd’hui, la troisième quête s’interroge pour savoir avec qui, précisément, Dieu s’est identifié. Si la seconde quête mettait en avant le pôle historico-sotériologique de la christologie, la troisième s’intéresse à l’axe historico-ontologique : qui est ce Jésus confessé comme Christ et Seigneur ?
Bilan de la deuxième quête et troisième quête
La deuxième quête du « Jésus historique » procède d’un débat que Bultmann a engagé avec la théologie protestante libérale qui l’avait lui-même nourri. Celle-ci avait défendu l’idée d’un Jésus maître de sagesse, figure religieuse accomplie toujours capable de produire une impression dans la vie des générations qui lui ont succédé. Cette théologie libérale souligne que la foi chrétienne est une foi en Jésus et pas seulement en son message. Ceci à l’encontre de la critique radicale de la philosophie qui avait dissout l’histoire concrète de Jésus dans sa vérité idéale confondue avec la vérité philosophique la plus haute [9].
Le combat mené par la théologie libérale contre la réduction philosophique de l’histoire de Jésus n’a pas véritablement abouti. Car le Jésus de l’histoire qu’elle propose en échange s’avère n’être qu’un mythe, un type ou une idée qui ressemble fort à l’attente des historiens qui le reconstruisent : un Jésus dispensateur d’une sagesse universelle. Mais cette recherche qui se fait dans le cadre de l’histoire des religions et qui procède par comparaison entre le christianisme primitif et le Proche-Orient ancien met en valeur la dimension apocalyptique du message et de l’action de Jésus. Par-là, Jésus retrouvait son histoire, c’est-à-dire son écart avec les attentes contemporaines des historiens à son égard. À nouveau, Jésus est inassimilable, figure étrangère au monde des préjugés historiens modernes.
Des paroles de Jésus, Bultmann relève qu’elles sont toutes des paroles de jugement quand elles atteignent l’auditeur pour lui poser la question de sa décision pour ou contre Dieu. Selon l’exégète, l’élément apocalyptique que la théologie libérale avait exhumé de la prédication de Jésus n’était pas l’annonce énigmatique d’une avenir caché qui devait transformer le monde mais un appel urgent à la conversion. La forme juive de l’apocalyptique sert à interpeller fortement l’individu pour qu’il se situe devant Dieu. Cet instant où l’homme fait la rencontre de son Dieu est qualifié d’eschatologique par Bultmann. En effet, entendre la parole de jugement de Jésus, c’est entendre le messager de la dernière heure. À ce titre, la prédication de Jésus implique pour Bultmann une christologie [10]. De sorte que la communauté primitive qui prend une décision à son égard en le confessant Christ et Seigneur ne le fait pas sans lien avec sa mission dans le monde. On a souvent négligé cet aspect dans les commentaires de l’œuvre de Bultmann au profit d’une critique qui a durci l’opposition entre le Jésus de l’histoire et le Christ de la foi. Comme l’écrit Hans Urs von Balthasar, dans une ligne très bultmanienne, Jésus est « plus que les prophètes (Jonas) et plus que la sagesse (Salomon) [11] » : avec lui la fin des temps a commencé, comme en témoignent ses guérisons et le pardon des péchés qu’il accorde.
Ce que la christologie retire de cette deuxième quête est finalement un meilleur rapport entre le Jésus de l’histoire et le Christ de la foi. Dire de Jésus qu’il est Christ et Seigneur comme le fait la prédication apostolique n’est pas une superposition dogmatique qui recouvre la prédication de Jésus. La communauté pascale prend une décision qui surmonte le scandale de la mort de Jésus en reconnaissant dans le Ressuscité les traits de la figure énigmatique du Fils de l’homme.
La troisième quête s’appuie sur le fait que l’accomplissement eschatologique advenu en Jésus-Christ et sur lequel la deuxième quête avait attiré l’attention en donnant sens à l’élément apocalyptique de sa prédication, se réalise dans cet homme et sa judaïté. Elle oblige la christologie à répondre à la question de savoir pourquoi Dieu s’est identifié à Jésus plutôt qu’à Jean-Baptiste. La singularité ontologique de Jésus et l’histoire de sa vie se rencontrent ici. La question de savoir qui est Jésus pour nous devient alors indissociable de celle de savoir qui il était pour ses contemporains, même si cela ne veut pas dire que la connaissance historique fonde l’interprétation dogmatique. Il revient plutôt à la Résurrection de fournir la clé herméneutique du Jésus de l’histoire.
Cette troisième quête hérite des débats de la seconde. Elle essaye de combler le fossé qui s’était creusé entre le judaïsme de Jésus et le christianisme (voir les articles d’Y.-M. Blanchard et de R. Winling). Elle voit s’opposer les tenants d’un Jésus maître de sagesse pour se dégager enfin du modèle apocalyptique de la deuxième quête et de ceux qui radicalisent le prédicateur de la fin imminente. Avec Bultmann, il était déjà clair qu’une telle opposition était stérile. D. Marguerat récuse également cette opposition en montrant que la parénèse de Jésus allie les deux motifs sans qu’il soit possible de choisir entre l’un et l’autre [12].
C’est la judaïté de Jésus qui est le facteur le plus caractéristique de la troisième quête, même s’il est difficile d’expliquer la crise qui opposa Jésus aux siens, quand un Sanders par exemple « pharisaïse » Jésus au point de le rendre trop conforme à la piété pharisienne de son temps. La judaïté de Jésus est l’objet de différentes approches au sein de cette troisième quête. Héritière des ipsissima verba de Jésus, le Jesus Seminar retient comme authentique dans le Nouveau Testament un donné qu’attestent plusieurs sources manuscrites anciennes indépendantes l’une de l’autre ; et pour cela on ajoute aux quatre Évangiles celui, gnosticisant, de Thomas, parce qu’il ne circule pas dans les mêmes eaux que les autres. Il manifeste ainsi une indépendance qui devient le critère pour invalider la fiabilité historique de l’Évangile de Marc que la deuxième quête avait porté au pinacle. Crossan, dans ce sens, privilégie des sources apocryphes (Évangiles de Thomas et de Pierre, papyrus Egerton - fragment du IIe siècle de l’Évangile de Jean -, Évangile des Hébreux) et la source Q pour narrer « la vie d’un paysan juif méditerranéen » qui est le sous titre de son livre The Historical Jesus [13].
Aux antipodes de cette thèse, E. Parish Sanders nourrit une vison plus empathique du judaïsme antique. Pour lui, Jésus devait rassembler Israël pour la venue imminente de Dieu et n’appelle pas de ce fait à la repentance comme Jean-Baptiste. Il est éliminé comme leader révolutionnaire et non à cause de sa prétention messianique. Sanders minimise les dissensions entre Jésus et les pharisiens rangeant le Sermon sur la montagne dans les récits d’après Pâques.
Avec G. Theissen, le judaïsme de Jésus est compris à l’intérieur d’une analyse socio-économique du milieu de l’époque [14]. À l’instar de Jésus, ses héritiers sont des prophètes charismatiques itinérants, investis comme lui du pouvoir de guérir, modelant leur vie sur celle du maître. D’autres qui ne sont pas disciples forment des groupes stables dans les villes et villages, accueillant les premiers lors de leur passage. Plus que Sanders, Theissen rend mieux compte des oppositions entre Jésus et les siens sur les questions de la pureté rituelle.
Divers courants animent donc cette nouvelle quête autour de la judaïté de Jésus, les uns tirant plus vers le pharisaïsme de l’époque, d’autres vers la sagesse et d’autres encore vers des considérations plus politiques. En vérité, si ces recherches peuvent être reçues, elles ne fournissent qu’une image floue de Jésus même si elle est produite par une méthode contrôlable et falsifiable dans ses résultats. Le théologien protestant allemand contemporain W. Pannenberg, conscient de l’importance de l’histoire pour la compréhension de Jésus, s’est affronté à la question centrale de l’historicité de la Résurrection.
La requête historienne de Pannenberg
Un théologien comme W. Pannenberg [15] a relevé le défi de présenter l’historicité de la Résurrection, qui est au cœur des Écritures du Nouveau Testament, avec l’argument que si les récits rapportant la résurrection du Christ n’étaient pas historiques, ils seraient donc mythologiques et dès lors proprement incroyables. Résolument post-bultmanien, fondée sur l’histoire et non plus sur la Parole, la théologie de Pannenberg entend partir du Christ « réel », et non du Christ prêché. Pour cela, il propose de comprendre l’histoire de Jésus à la lumière de la Résurrection, où l’auteur trouve « le principe ontique ou même ontologique fondamental de la christologie [16] ».
Le premier postulat méthodologique de Pannenberg consiste « à fonder sur l’histoire de Jésus la vraie connaissance de sa signification, qu’on peut résumer par ces mots : Dieu s’est révélé en cet homme [17] ». Il faut donc partir « d’en bas », de l’homme Jésus, de son histoire. Cette prise de position renverse le sens du discours dogmatique traditionnel fondé sur une pré-compréhension de la double nature humano-divine de Jésus. Là où ces christologies théorisent sur l’enhypostasie du Verbe, Pannenberg cherche dans l’histoire du Jésus terrestre, retracée par les récits évangéliques, le lieu où se découvre son identité.
L’autorité prépascale de Jésus
L’originalité de Pannenberg est de n’accorder à l’autorité de Jésus prépascal qu’une valeur anticipatoire (proleptique) dans laquelle on peut cependant déjà découvrir une revendication universelle dans les particularités de cette prédication. C’est dans l’attitude à l’égard de Jésus que se décide le destin des hommes. Ceci précisément parce que selon une terminologie empruntée à Van Campenhausen, « en pardonnant les péchés, Jésus ne s’oppose pas seulement à la loi en vigueur, mais il se met directement à la place où d’après la foi et la conscience juives, Dieu seul peut se tenir [18] ». Par son comportement, Jésus donne à entendre que le règne de Dieu est déjà présent : liberté devant le sabbat, pardon des péchés, repas avec les pécheurs, accomplissement de miracles de la fin des temps, référence constante au jugement final de l’homme en fonction de sa décision concrète en face de Jésus. Bref, non seulement dans sa prédication, mais par toute son attitude, Jésus a implicitement émis la prétention que Dieu lui-même agissait en lui.
Mais il manque à cette anticipation de l’autorité divine à venir une confirmation, une vérification dans l’histoire. Cette autorité si particulière de Jésus n’a pas d’évidence ni ne s’impose d’elle-même, comme le montrent les refus qu’on lui oppose. Elle demande justification selon ce principe herméneutique constant chez l’auteur que la vérité de tout événement ne se manifeste qu’à la fin de l’histoire. C’est ce qui s’est effectivement produit dans l’histoire de la tradition chrétienne primitive, pour qui la résurrection de Jésus a été le point de départ véritable, faute duquel message et comportement prépascal de Jésus auraient été inopérants.
La confirmation de la Résurrection
C’est seulement si Dieu apparaît comme le Seigneur de l’histoire universelle qu’il peut être question d’une révélation universelle de sa divinité. Cette espérance apocalyptique du dernier Israël est le cadre théologique de ce livre. Ainsi le caractère proleptique de la prétention de Jésus laisse place à un intervalle dans lequel il doit être vérifié. Car elle n’est que l’anticipation d’une confirmation attendue dans l’avenir : Pannenberg fait ici référence à la vision de l’histoire des écrivains apocalyptiques et à la relation à l’avenir qu’entretiennent les paroles prophétiques, qui ont toutes deux besoin d’être vérifiées et confirmées par leur accomplissement futur. Certes, il y a une différence entre Jésus et les prophètes ou les visionnaires apocalyptiques. Néanmoins, l’apocalyptique reste l’horizon spirituel de l’inauguration du règne de Dieu par Jésus et, malgré toutes les différences, sa prétention d’autorité était également soumise à une vérification future.
En effet, les actes de Jésus, selon Pannenberg, ne pouvaient légitimer sa prétention que jusqu’à un certain degré, mais non pas totalement. Ils pouvaient manifester l’inauguration en sa personne des événements du salut mais ils ne pouvaient renseigner sur son identité, montrer clairement qui il était, ni permettre à eux seuls d’affirmer que Jésus était celui en qui se décidait définitivement le salut. « Toute l’action de Jésus restait donc suspendue à la vérification future de sa revendication d’autorité, à une confirmation que Jésus lui-même ne pouvait pas donner, justement parce qu’il s’agissait de la légitimation de sa propre personne, liée à la venue des événements annoncés pour la fin . [19] » La dimension proleptique de l’existence de Jésus signifie que la vérité de sa prédication est suspendue à ce que Dieu fera en sa faveur : « Tout se ramène en réalité au problème du rapport entre la prétention de Jésus et sa confirmation par Dieu [20] . » La Résurrection confirme alors la prédication et l’existence du Christ [21] . Elle devient, dans cette théologie, le point de départ nécessaire et exclusif de toute christologie parce que c’est bien à partir d’elle que la foi a pris naissance et qu’est né le discours sur le Christ.
L’originalité de cette approche
À l’intérieur des christologies « d’en bas », de l’homme Jésus et de la communauté primitive, Pannenberg représente une véritable originalité. En effet, la revendication d’autorité de Jésus, prise isolément, est impuissante à fonder une christologie prépascale suffisante en elle-même. C’est la Résurrection, rapportée à cette prétention, qui fonde la divinité de Jésus en même temps qu’elle en est la révélation définitive [22] . Grâce à la résurrection de Jésus sont ainsi retrouvées et établies les vérités christologiques que la dogmatique traditionnelle faisait découler de l’Incarnation du Verbe éternel. La réalité de l’Incarnation, la divinité et la filiation divine éternelle de Jésus, ne se décident que rétrospectivement à partir de la Résurrection : « En fait, Jésus, à cause de sa Résurrection est reconnu comme celui qu’il était déjà, mais que l’on ne pouvait pas reconnaître comme tel avant Pâques ; bien plus, il est reconnu comme celui qui sans cet événement n’aurait pas été tel [23]. »
Le souci de Pannenberg est d’établir la Résurrection dans l’histoire. Pour éviter de rejeter la Résurrection dans les limbes de la mythologie, il cherche, de manière très originale, à en objectiver la réalité pour la soustraire à la seule subjectivité. L’intelligibilité de la foi chrétienne dépend pour lui de la capacité à rendre compte de la résurrection du Christ dans l’histoire humaine.
Proche de la dogmatique catholique sur ce point, Pannenberg considère la foi comme une certitude exempte de doute. La résurrection de Jésus doit donc être un événement historique justiciable d’une approche historique. La foi ne nous renseigne pas sur le fait qu’un événement a eu lieu ou non il y a deux mille ans ; c’est à l’histoire de nous le dire [24] . En effet, la foi chrétienne porte sur une personne historique, Jésus de Nazareth, sur des événements qui le concernent et qui appartiennent à la foi elle-même. Ceux-ci doivent donc être établis dans l’histoire.
La foi demande de pouvoir s’appuyer sur la réalité des traits historiques qui caractérisent la carrière de Jésus mais aussi sur la singularité de sa personne, en tant qu’elle peut être la raison de vivre des hommes d’aujourd’hui. Dès lors, ce qui lui arrive dans sa Résurrection doit être susceptible d’être vérifié historiquement puisque tel est le témoignage des apôtres qui en font la relation. La Résurrection doit pouvoir être questionnée par l’historien avec la même pertinence et compétence que le baptême de Jésus, les principaux traits de son comportement et de son message ou sa mort sur la croix à Jérusalem, qui peuvent être précisés avec une vraisemblance suffisante pour être regardés comme historiques. Et ce n’est pas la foi, selon Pannenberg, qui peut donner la certitude de cet événement déterminé, mais seulement la recherche historique. Mais alors de deux choses l’une, objectera-t-on : ou bien l’histoire fournit une certitude qui dispense de la foi ou bien on présuppose que l’histoire contient une attente de résurrection universelle.
La conception problématique de l’historicité chez Pannenberg
En fait, Pannenberg déploie une conception de l’historicité dans laquelle sont imbriqués le fait et le sens. Il conteste radicalement la méthode historique implicitement admise des théologiens qui séparent « fait et valeur » dans la compréhension de l’événement historique, l’analyse du fait relevant de « l’histoire » et celle de la signification de la Geschichte, opposition qui implique une séparation des tâches entre l’historien et l’interprète.
Pannenberg s’appuie sur le récit évangélique pour y reconnaître que les apôtres ne connaissent pas de hiatus entre l’événement et la signification de la résurrection de Jésus : il y a « une évidence imposée par l’événement dans la situation d’alors [25] ». Il n’y a donc pas lieu de séparer la facticité et la signification. La connaissance historique est pour lui connaissance de la totalité de l’événement interprété dans son unité. Cette posture anti-positiviste conduit Pannenberg à refuser qu’il y ait, d’un côté, des faits bruts indépendants de tout un réseau de significations préexistant et, de l’autre, une interprétation indépendante de ces faits. Pour cela, il distingue le « fait historique » (Ereignis) qu’il n’identifie pas au fait brut (Faktum) analogue à tous les autres. Il ne lui importe pas de désigner la Résurrection comme un fait parmi d’autres dans la série des événements survenus à Jésus, mais comme ce fait tel qu’il est, comme historique.
Pannenberg n’a pas convaincu sur la question de l’historicité de la Résurrection. B. Sesboüé et J. Doré [26] marqueront mieux en théologie catholique que, dans les récits du Nouveau Testament, il s’agit de rapporter à Jésus lui-même ce qui était vécu dans les « apparitions » aux disciples. Ils expliquent comment Jésus continue d’influencer les siens après sa mort dans cette expérience des apparitions qui s’articule avec l’espérance d’Israël d’un Messie sauveur et avec le partage de l’existence de Jésus depuis le baptême de Jean jusqu’à son Ascension (Ac 2, 21-22).
Finalement, on ne peut reprocher à W. Pannenberg sa préoccupation de justifier historiquement ce que les chrétiens disent de Jésus quand ils parlent de l’événement pascal. Jamais, en effet, ce souci de légitimation ne dispensera le croyant, à toute époque, de chercher à donner sens, par et pour lui-même, au message chrétien transmis dans le kérygme. Cette appropriation nécessaire - qui fait passer dans nos vies la certitude qui fut celle des apôtres - est essentielle à la foi. Dans l’acte de foi se répondent indissociablement le témoignage auquel nous nous référons et l’expérience qu’il nous fait vivre : sans celui-là, le lien avec Jésus disparaît ; sans celle-ci, la foi est vide.
L’intérêt majeur de la démarche de Pannenberg reste sa volonté d’accréditer la pertinence pour tout homme de ce qu’il considère comme les deux thèmes majeurs de l’espérance d’Israël : le Royaume de Dieu et la Résurrection. Liés à la problématique vitale de l’homme, ils expriment la condition fondamentale d’accomplissement de la destinée humaine. Il n’y a pas d’hétéronomie du message chrétien ; sa vérité et sa validité sont universelles, la signification de la résurrection du Christ a une portée pour l’humanité tout entière.
Une vie de Jésus comme problème historique
Le problème christologique du « Jésus historique »
Les trois quêtes du Jésus de l’histoire et les liens généalogiques qu’elles entretiennent entre elles mettent en évidence le problème christologique du « Jésus historique ». Comme Bultmann l’avait déjà noté, en confessant le Christ de la foi, la communauté primitive n’a pas annoncé quelqu’un d’autre que le « Jésus historique », c’est-à-dire celui qui avait réellement vécu au Ier siècle de notre ère. Mais que faut-il entendre par-là ?
Tout part du mystère de Pâques, comme le notait J. Schlosser. La foi des disciples est une décision à l’égard de Jésus et de son existence dont l’expérience de la Résurrection confirmait et alimentait la compréhension. Quoiqu’il en soit du flou concernant les événements et les traits relatifs à Jésus que laisse l’analyse de l’histoire des formes ou de l’histoire de la rédaction, il demeure que la décision des disciples de croire en lui fut prise dans la compréhension qu’ils ont eue de lui et de sa vie à travers le prisme pascal. On ne discutera pas ici les divergences entre les théologiens sur l’explication ecclésiogénétique, la manière dont ces récits retracent la naissance de l’Église dans sa confession de foi (Schillebeeckx), ou anthropo-théologique (Kessler) de la foi pascale car elle sont secondes par rapport à la question du Jésus de l’histoire. Elles sont d’ailleurs relatives à la variété des témoignages néotestamentaires concernant la Résurrection, comme l’ont montré aussi bien X. Léon-Dufour que R. E. Brown.
Néanmoins, la foi pascale n’est pas seulement en simple continuité avec l’existence de Jésus [27] . Désorientés par sa mort, les disciples ont vécu une véritable crise qui a suscité à l’égard de Jésus une « reprise » du sens qu’ils avaient donné à sa vie et à son action. Si leur foi s’ancre bien dans l’obéissance (Balthasar) qui les liait à lui durant sa vie ou dans ce qui s’anticipait déjà en lui (Pannenberg parle alors d’existence proleptique, suivi en cela par Moltmann en un sens un peu différent), elle subit l’épreuve de la croix et « reprend » à nouveaux frais la décision de croire en lui, comme en témoigne le récit d’Emmaüs. L’exégèse et la dogmatique s’accordent ici pour dire que les titres ou les fonctions appliqués à Jésus l’ont été en rapport avec son existence proleptique. Et l’historien veille précisément à ce que l’affirmation dogmatique puisse demeurer fidèle à l’interpellation que lance l’Évangile au lecteur. En ce sens, il est impossible que le Jésus reconstruit par les méthodes historiques soit identique au Jésus réel. Car le Jésus réel est celui de Paul (qui n’a jamais rencontré le Jésus terrestre) comme celui de Pierre et des autres témoins de sa Résurrection. Aucune autre histoire de Jésus n’est utile à la christologie que celle livrée par la tradition du Nouveau Testament, tout simplement parce qu’aucune reconstruction historique, si exacte soit elle, ne donne accès à Jésus tel qu’il a vécu.
Le croyant est toujours convoqué à la « reprise » que les disciples ont opérée dans l’épreuve pascale. Chaque quête du Jésus de l’histoire bute sur le fait que le Jésus qui peut nous atteindre aujourd’hui pour susciter la foi en lui réside dans la mémoire vive de ceux qui confessent sa Résurrection. Aucune exégèse du Nouveau Testament à propos de Jésus ne peut être neutre de ce point de vue. Le traitement rigoureux des sources est toujours motivé par une décision déjà prise à l’égard de Jésus mue par des intérêts jamais tous vraiment élucidés. Quand l’exégèse historique veut servir la foi, elle ne peut alors que renvoyer à la foi comme cette décision toujours à reprendre sur ce qui se joue dans l’existence et la mort de Jésus. La christologie cherche un dialogue avec l’exégèse non pas pour ramener Jésus à un modèle conforme aux attentes des historiens comme à celles des théologiens, mais pour aviver l’énigme de Jésus et le scandale de la foi que sa personne et son message ne cessent de susciter.
La tentative de Schlier
Pannenberg de son côté avait cherché à établir la plausibilité historienne de la Résurrection en se concentrant sur le récit de 1 Co 15, 1-11, les autres récits lui apparaissant comme fortement légendaires. Les limites de ce questionnement ont fait apparaître une interrogation sur le statut de l’acte de foi. Celle-ci est-elle encore nécessaire dans la perspective de Pannenberg pour accéder à la Résurrection ? Le problème christologique d’un « Jésus historique » ne semblait donc pas réglé. H. Schlier dans son essai sur la Résurrection [28] , souvent réédité, propose une position d’équilibre qui rassemble un large consensus aujourd’hui et permet de mieux situer l’acte de foi et l’historicité de la Résurrection.
Une herméneutique du texte
L’exégète protestant devenu catholique s’intéresse au texte qui rapporte l’événement de la Résurrection. Comme Pannenberg, il scrute la catéchèse de 1 Co 15 mais aussi les confessions de foi du type « Jésus est Seigneur - Dieu l’a ressuscité des morts » de Rm 10, 9. Un noyau d’affirmation concernant la Résurrection naît de l’enthousiasme originel pour constituer une base à la catéchèse et à l’hymnologie du Nouveau Testament. De sorte que l’Église primitive n’a jamais parlé à distance de la résurrection de Jésus. Il est impossible d’accéder à la Résurrection à la manière d’un spectateur neutre qui prendrait ses distances.
Les récits du tombeau vide ou bien ceux des apparitions apparaissent lacuneux, peu nombreux, irréconciliables et forts variés : les lieux où la Résurrection est située diffèrent selon les Évangiles, les témoins ne se recouvrent qu’en partie. Bref, la tradition narrative qui relate la Résurrection est approximative et disparate. Le Nouveau Testament n’a pas éprouvé le besoin d’harmoniser ces récits pourtant si décisifs pour la foi dans une cohérence historique. De plus, à comparer ces récits avec les apocryphes, force est de constater leur pudeur, ce qui n’exclut pas leur perspective résolument apologétique, comme en témoigne l’affirmation de la corporéité du Ressuscité dans le récit d’Emmaüs ou dans la rencontre avec Thomas. Ces considérations obligent Schlier à chercher dans le texte lui-même tel qu’il se présente ce qu’il veut bien révéler sans l’enserrer dans une approche historicisante qui finalement ne respecterait pas sa tessiture plastique.
Tout comme Pannenberg, Schlier définit la Résurrection comme un événement (Ereignis), c’est-à-dire « un fait historique précis qui, en s’accomplissant, se livre à l’expérience humaine et passe dans le domaine de la langue des hommes... C’est un fait (Geschehen) qui s’énonce tout en s’accomplissant » (p. 19). L’exégète s’autorise de Ac 10, 36 s. pour définir ainsi la Résurrection, « l’événement qui s’est passé dans toute la Judée ».
Un fait de l’Esprit
Cette référence aux Actes des Apôtres conduit Schlier à montrer que la Résurrection est l’initiative de Dieu, celle de l’agir créateur de son Esprit qui fait entrer Jésus dans une nouvelle existence qui ne mourra pas. Il s’agit d’une nouvelle création à laquelle préside l’Esprit de Dieu. L’existence du Ressuscité est présentée selon une dialectique de la reconnaissance et de la non-reconnaissance, par les témoins, une dialectique de la présence et de l’absence. La vie dans laquelle est entrée Jésus est une vie pour Dieu (Rm 6, 10), une vie par la puissance de Dieu (2 Co 13, 4). Si bien que le Nouveau Testament parle d’exaltation avant de parler de Résurrection puis conjugue les deux termes dans les écrits lucaniens, et enfin l’exaltation est envisagée après la Résurrection (Rm 8, 34). L’Évangile johannique exprime cette exaltation par ce thème récurrent du « s’en aller vers le Père » qui est le mouvement de la glorification (Jn 17, 5).
Pour parler d’« événement », au sens du livre des Actes, il est nécessaire que l’énoncé par lequel le Ressuscité rend témoignage de lui-même appartienne à l’événement de la Résurrection. Le tombeau vide en est le signe et non la preuve. Il oriente vers la bouche de l’ange qui seul est habilité à dire, au nom de Dieu, la nouvelle de la Résurrection (Lc 24, 5). Ce sont les récits d’apparition qui font affleurer l’événement de la Résurrection au niveau de l’histoire. C’est avec le langage des théophanies de l’Ancien Testament qu’il est rendu compte, surtout chez Luc et Paul, de l’apparition du Seigneur dans la forme passive de l’aoriste du verbe « voir » (ôphtè) entendu au sens intransitif. À cette initiative du Ressuscité correspond, chez Paul, le « voir » de l’apôtre qui est la perception de la révélation de Jésus-Christ (Ga 1, 12). Chez Paul, ce n’est pas l’expérience d’avoir vu le Christ vivant qui fonde son ministère mais celle de sa révélation qui est d’avoir été saisi dans et par son mystère (1 Co 15, 8 ; 9, 1). Le chemin de Damas ne correspond pas aux apparitions de type évangélique. Toutes les manifestations du Ressuscité ne sont pas équivalentes dans le Nouveau Testament et les niveler conduit à une psychologisation de l’événement que le texte ne corrobore pas. Il importe donc de tenir ensemble ces différents textes sans les aplatir dans une interprétation concordiste.
Le « voir » des apparitions ou la reconnaissance paulinienne sont d’une nature très singulière. D’abord parce que le Ressuscité se laisse reconnaître comme un mort particulier, comme le Crucifié qui est entré dans la mort par obéissance et par amour des pécheurs. D’autre part, sa reconnaissance échappe à toute saisie, chez Matthieu l’unique apparition est un adieu et, à Emmaüs, il disparaît à leur yeux. Dans l’Évangile de Jean, il ne peut être saisi ni retenu par Marie de Magdala. Ainsi la Résurrection se donne à connaître sur le terrain de l’histoire comme une rencontre dont le Christ a l’initiative : les témoins l’entendent, l’accueillent et participent à l’événement de la rencontre de celui qui se désigne comme le Crucifié.
Mais la Résurrection se donne au niveau de l’histoire jusque dans le kérygme. Et ici Schlier ne suit pas les thèses de Bultmann qui affirme que Jésus est ressuscité dans le kérygme, c’est-à-dire sans lien avec l’historicité de la Résurrection. D’ailleurs le miracle ne serait-il pas plus grand encore si Jésus n’était présent dans le kérygme sans être ressuscité ? Comment cela serait-il possible ? De la même façon, il est impossible de tenir que la Résurrection ne serait rien d’autre que la prolongation du kérygme de Jésus. Comment d’ailleurs pourrait-on continuer à voir l’entreprise de Jésus qui se poursuit alors que lui vit d’une manière indéfinissable ? Ce serait alors voir un esprit !
Schlier s’appuie sur la théologie paulinienne de la Résurrection pour avancer sa thèse et il la corrobore par les récits évangéliques. Après lui, on accentuera, comme le font P. Bony et C. Perrot dans la ligne d’un R. E. Brown ou d’un X. Léon-Dufour, la diversité des christologies de la Résurrection à l’intérieur du Nouveau Testament. Ainsi Paul est saisi par la révélation de Jésus-Christ dans une manifestation immédiate et souveraine qui le fait entrer lui-même dans la Passion et la résurrection du Christ. Connaître le Christ, c’est être saisi par lui (Ph 3, 8). De la même façon, dans les Évangiles, ceux qui voient le Christ sont saisis et envoyés pour proclamer qu’il est Seigneur. La résistance que les témoins opposent d’abord à la rencontre du Ressuscité est levée ensuite au profit d’un accueil, signe d’une résistance vaincue (Mt 28, 17 ; Lc 24, 37 ; Jn 20, 14.15 ; 21, 4.12 ; Mc 16, 11.13.14).
La Parole de la Résurrection qui entre dans l’histoire par le témoignage et la prédication des apôtres se fit sur un envoi, un mandat, une mission expresse et un pouvoir du Christ insufflé par l’Esprit du Ressuscité : « Allez de toutes les nations... » (Mt 28, 19 s.) et « Nous sommes témoins de ces choses, nous et l’Esprit Saint... » (Ac 5, 32). La Résurrection se communique à la parole des témoins ; leur parole devient à son tour ressuscitante, comme en témoigne le miracle de Pierre et Jean à la Belle Porte. Il signifie que l’œuvre du Christ continue sur le terrain de l’histoire par eux dans la force de l’Esprit qu’ils ont reçu de lui. Les paroles et l’œuvre de Jésus se manifestent maintenant dans leur réalité proprement divine.
C’est pourquoi, d’ailleurs, il importe de lire l’Évangile comme il a été écrit, c’est-à-dire à rebours, à partir de la Résurrection. On le saisit dans l’Évangile de Marc lorsque la confession de foi, l’annonce de la Passion et la Transfiguration s’enchaînent dans la partie centrale du récit. L’Évangile de Jean est explicite pour manifester la manière dont les témoins ont parlé à rebours du Christ : « Quand Jésus ressuscita d’entre les morts, ses disciples, se rappelant qu’il avait tenu ce propos (concernant le Temple), crurent à l’Écriture et à la Parole qu’il avait dite » (Jn 2, 22 ; voir 12, 16). C’est Jésus qui, dans l’Esprit, s’impose à la mémoire des siens (Jn 14, 26).
Dans cette mémoire des apôtres se trouve révélée et accomplie la mort de Jésus. Chacun meurt pour soi-même, mais lui est mort pour nous les hommes et pour notre salut. Dans sa mort s’accomplit le dynamisme de l’amour qui porte les péchés du monde comme en témoigne la lettre aux Hébreux. Ce que révèle la mort de Jésus n’est pas seulement son identité divine cachée (sub contrario) mais la situation de l’homme et du monde. Sa croix manifeste qu’il a désarmé les puissances politiques et spirituelles dans leur œuvre de mort (Col 2, 15). Désormais aucune puissance anonyme (tendance d’esprit ou mentalité), ni force obscure (idéologie ou pulsion), ni rien de ce qui se présente contre Dieu ne peut plus asservir l’humanité car la puissance qui se cache au cœur de ces puissances, la mort, a été vaincue (1 Co 15, 25). Plus encore, ce monde n’est pas laissé à sa solitude car, par sa Résurrection, le Christ l’introduit dans ce que le Nouveau Testament appelle « sa gloire ». Les Actes des Apôtres sont le témoignage de cette introduction du monde dans la gloire par la prédication de l’Église. Par l’Esprit du Ressuscité s’édifie l’Église et par elle le monde est invité à reconnaître qui l’a sauvé de la mort. Déjà Mt 28, 18 manifestait l’envoi des disciples munis de la parole et du baptême pour mettre le monde sous la souveraineté de Dieu.
La Résurrection n’a pas seulement changé le monde et sa destinée ; elle a bouleversé l’existence humaine. Par elle, le pardon est accordé aux hommes (Ac 5, 31) et convié à la communauté du repas que le Ressuscité a restaurée. Il accorde aux siens sa proximité, sa Parole et ses signes de telle sorte que les lieux d’affrontement de l’humanité (le sexe, le statut social et la religion) deviennent des lieux d’une nouvelle fraternité des hommes justifiés... Et cette fraternité anticipe la vie définitive de chacun et de la création : le Ressuscité est « le Premier-né d’entre les morts » (Col 1, 18).
C’est, au bout du compte, le statut de la foi qui apparaît à la fin de cette réflexion sur la résurrection. La foi est le don que le ressuscité accorde en apparaissant et, en ce sens, la foi et les apparitions ne sont pas la même chose, comme le pensait G. Ebeling. En revanche, foi et résurrection sont indissociables : le ressuscité proportionne les témoins à sa nouvelle vie en leur donnant de le reconnaître par les yeux de la foi. La foi apparaît alors comme un changement qualitatif de l’existence qui fait du témoin un apôtre, un envoyé dont la parole et l’existence ressuscitent dans l’engagement de son existence à la suite du Christ.
Conclusion
La question disputée de la Résurrection s’est régulièrement affrontée à la critique historique des trois « quêtes » concernant le Jésus de l’histoire au XXe siècle. Cette recherche fut dominée par le débat entre histoire et vérité qu’ont instruit la théologie et la méthode herméneutiques [29] . On a vu l’impérieuse nécessité de se référer en théologie au Jésus de l’histoire à cause de l’Incarnation. Mais la question porte en réalité sur ce que signifie « Jésus de l’histoire ». Des clarifications ont été nécessaires pour préciser l’interprétation de la Résurrection entre Jésus de l’histoire et Jésus des historiens, entre objectivité et neutralité des historiens, entre vérité et mensonge auxquels nous confrontent les récits bibliques, entre préjugés intégralement élucidés et nécessaire projection de nos attentes sur les récits évangéliques, continuité et discontinuité pascale, etc. L’âpreté du débat a montré que l’enjeu portait tout autant sur la dogmatique de la Résurrection que sur la question de l’histoire et de l’historicité. Il préfigurait, ou le plus souvent accompagnait, l’autre grande problématique christologique que représente le tournant anthropologique qui dépasse le cadre de la discipline pour toucher toute la théologie chrétienne.
La christologie contemporaine redécouvre la dimension juive de Jésus dans le sillage de la troisième quête et après la tragédie de l’Holocauste. Elle insiste sur la vie messianique de Jésus. Celui-ci lui confère un sens nouveau qui diffère du rétablissement politique du royaume d’Israël et de la théocratie. Par sa proximité sans pareille avec Dieu, sa filiation, Jésus-Christ inaugure une recréation du monde grâce au don de l’Esprit qui fait advenir le Royaume du Père en libérant l’homme de l’esclavage du péché (C. Duquoc, J. Moingt et B. Lauret). C’est dans le paradoxe de la faiblesse d’un homme qui démasque le mensonge que naît le monde nouveau. Enfin, l’intrigue messianique de Jésus dépend d’un événement, de l’intervention de Dieu lui-même : elle n’est ni une théorie politique, ni une idéologie, mais le témoignage de Dieu dans le procès fait à son Fils où nous sommes introduits dans l’événement pascal et pentecostal.
Bibliographie
– R. E. BROWN, Jésus dans les quatre Évangiles, Paris, Éd. du Cerf, coll. « Lire la Bible », 1996.
– J. DORE, « Les christologies patristiques et conciliaires » dans Initiation à la pratique de la christologie, Paris, Éd. du Cerf, 1982, p. 185-262. Voir les quatre-vingt-dix titres de la collection « Jésus et Jésus-Christ » dirigée par Doré aux Éd. Desclée.
– P. GIBERT et C. THEOBALD (éd.), Le cas Jésus, Paris, Éd. Bayard, 2002.
– C. PERROT, Jésus et l’histoire, Paris, Éd. Desclée, coll. « Jésus et Jésus-Christ », n° 11, 1979.
– B. SESBOÜE, Jésus Christ l’unique médiateur, Paris, Éd. Desclée, coll. « Jésus et Jésus-Christ », n° 33, 20032.
– J.-L. SOULETIE, Les grands chantiers de la christologie, Paris, Éd. Desclée, coll. « Jésus et Jésus-Christ », n° 90, 2005.
[1] A. SCHWEITZER, op. cit. Pié Ninot la date de 1778-1906 depuis l’ouvrage de H. S. REIMARUS, Von dem Zwecke Jesu und seiner Jünger en 1778 à celui de A. SCHWEITZER, Von Reimarus zu Wrede. Eine Geschichte der Leben-Jesu-Forschung, Tübingen, 1906. A. SCHWEITZER, op. cit.
[2] A. SCHWEITZER, op. cit.
[3] Vie de Jésus, Paris, 1863.
[4] Cette quête part de l’œuvre de BULTMANN, L’histoire de la tradition synoptique, en 1926 jusqu’à celle de son disciple E. KÄSEMANN, Le problème du « Jésus historique », en 1953.
[5] Voir J. SCHLOSSER, « Le débat de Käsemann et de Bultmann à propos du Jésus de l’histoire » dans : P. GIBERT et C. THEOBALD (éd.), Le cas Jésus, Paris, Éd. Bayard, 2002.
[6] Philadelphie, Fortres. Voir aussi R. E. BROWN, Jésus dans les quatre Évangiles, Paris, Éd. du Cerf, coll. « Lire la Bible », n° 111, 1996 et J. P. MEIER, A Marginal Jew, New York, Doubleday, 2 vol. parus, I, 1991 et II, 1994, qui est l’antidote aux perspectives minimalistes du Jesus Seminar. Les participants de ce séminaire ont voté qu’environ 82 % des mots prononcés par Jésus dans l’Évangile ne seraient pas de lui !
[7] R. FUNK, The Five Gospel : The search for Authentic Words of Jesus, New York, 1993 et The Acts of Jesus. What did Jesus really do ? : The Search for Authentic Deeds of Jesus, San Francisco, 1998.
[8] The Birth of Christianity, San Francisco, 1998.
[9] Ainsi pour D. F. STRAUSS dans La vie de Jésus, Paris, Éd. Littré, 1858, « l’histoire de l’Évangile est au fond l’histoire de la nature humaine ramenée à une conception idéale ; elle nous montre dans un individu ce que l’homme doit être, ce qu’il peut véritablement devenir en s’unissant à lui et en suivant sa doctrine et son exemple » (p. 704).
[10] R. BULTMANN, « Église et enseignement dans le Nouveau Testament » (1929), dans Foi et compréhension, I, p. 173-210, en particulier p. 193.
[11] Hans Urs VON BALTHASAR, La dramatique divine, II, 2, Paris, Éd. Culture et vérité, 1988, p. 78.
[12] D. MARGUERAT, « Jésus le Sage et Jésus le Prophète », dans : D. MARGUERAT, E. NORELLI, J.-M. POFFET (éd.), Jésus de Nazareth. Nouvelles approches d’une énigme, Genève, Éd. Labor et Fides, coll. « Le Monde de la Bible », n° 38), 1998, p. 293-317.
[13] Harper, San Francisco, 1991.
[14] Le christianisme de Jésus. Ses origines sociales en Palestine, Paris, Éd. Desclée, coll. « Relais Desclée », n° 6, 1978.
[15] W. PANNENBERG, Esquisse d’une christologie, Paris, Ed. du Cerf, coll. "Cogiatio fidei", n°62, 1999
[16] Ibidem, p.132
[17] Ibidem, p.24
[18] Ibidem, p.61
[19] Ibidem, p.70-71
[20] Ibidem, p.72
[21] Ibidem. Voir la postface qui répond aux questions suscitées par l’esquisse : "Il est parfaitement exact que le fait de la résurrection de Jésus ne peut être isolément le fondement de la foi", p.131.
[22] Moltmann se sépare de Pannenberg sur ce point, considérant qu’il insiste trop unilatéralement sur le structure formelle de la prolepse dans la revendication de Jésus et sa confirmation dans l’événement pascal. La croix n’apparaît plus alors comme la contradiction même du message de Jésus et le lieu où s’opposent sa revendication d’autorité et la confirmation de celle-ci. Pannenberg semble édulcorer la question fondamentale de la justice dans la mesure où il interprète l’apocalyptique et la christologie selon leur signification historique universelle et non dans le sens de la Seigneurie du Christ et de la nouvelle création dans laquelle le droit de la grâce s’exerce pour les injustes et pour les justes. La conséquence de cette perspective de Pannenberg peut conduire à réduire la Résurrection à un exemple indépendant de l’histoire de Jésus. La tâche nouvelle de la christologie consiste donc à réévaluer de manière plus précise la dialectique entre l’herméneutique de l’histoire de l’origine et celle de l’influence historique.
[23] W. PANNENBERG, op. cit., p.166
[24] Ibidem, p.116
[25] Ibidem, p.126
[26] B. SESBOÜE, Pédagogie du Christ. Eléments de christologie fondamentale. Paris, Éd. du Cerf, 1994, surtout la deuxième partie "L’histoire et la foi". J. DORÉ, "Résurrection de Jésus" dans : P. POUPARD (éd.), Dictionnaire des religions, Paris, PUF, 1984.
[27] Voir sur ce sujet le débat entre H.-J. GAGEY et J. SCHLOSSER dans : P. GIBERT et C. THEOBALD (éd.), Le cas Jésus, Paris, Éd. Bayard, 2002.
[28] H. SCHLIER, La résurrection de Jésus Christ, Paris, Éd. Salvatot, 1969
[29] C. GEFFRÉ, Le christianisme au risque de l’interprétation, Paris, Éd. du Cerf, coll. "Cogitatio fidei", n°120, 1988.
Professeur à l’Institut catholique de Paris.
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