Le vrai secret du Da Vinci Code

Da Vinci Code est, comme tout le monde le sait, le best-seller du moment. Vendu à plus de dix-sept millions d’exemplaires dans le monde (un million en France au début du mois de décembre 2004), ce livre américain écrit par un certain Dan Brown, constitue une véritable révolution dans le monde de la littérature populaire. Or, ce roman de cinq cent soixante-quatorze pages prétend découvrir une seule et même réalité jusqu’alors inconnue du grand public : le combat mené par l’Église depuis deux mille ans contre les détenteurs d’un secret capable de l’anéantir, à savoir l’amour charnel ayant existé entre le Christ et Marie-Madeleine. Da Vinci Code relate l’un des épisodes contemporains d’une guerre sans merci entre le Vatican et tous ceux qui, membres de cercles ésotériques ou artistes de renom, transmettent clandestinement ce secret au nom du Féminin sacré qu’ils vénèrent de génération en génération à travers mille et uns cultes et rituels païens.

L’intrigue commence par le meurtre du conservateur du musée du Louvre, qui se trouve être le grand- maître du Prieuré de Sion, l’une des sociétés secrètes visées par le pouvoir catholique. L’assassin s’appelle Silas, un moine soldat de l’Opus Dei, vouant une obéissance aveugle à ses supérieurs, qui apparemment fomentent tout depuis Rome. À partir de ce meurtre s’engage une course contre la montre entre l’américain Robert Langdon, un historien de l’art de passage en France, aidé d’une spécialiste du déchiffrement des symboles, Sophie Neveu, et l’organisation toute-puissante et occulte de l’Opus Dei. Les uns découvriront, au fil des énigmes résolues, à partir d’un code laissé par la victime, la nature du secret qu’elle gardait jalousement. Les autres s’ingénieront, quant à eux, à en interrompre définitivement la transmission, coûte que coûte.

Car, si le monde s’aperçoit de la désinformation que l’Église a pratiquée depuis le début en ce qui concerne la liaison entretenue par le Fils de Dieu et la prostituée de l’Évangile, ce n’est rien de moins que sa gloire et son pouvoir qui sont menacés de disparaître. Ainsi tous les moyens sont bons pour camoufler la vérité et perpétuer l’imposture : le meurtre, la perfidie et le vol. Le vol des preuves mais aussi celui des symboles. On apprend, en effet, dans Da Vinci Code que les catholiques n’ont eu de cesse, vingt siècles durant, de récupérer à l’insu du plus grand nombre les symboles païens et qu’inversement, les artistes comme l’auteur de la Joconde ont passé leur vie à utiliser les symboles chrétiens pour mieux transmettre aux initiés, familiers des secrets de leur art, ce qui, férocement combattu par l’Église, est donc au cœur de leur doctrine anti-chrétienne : le culte du Féminin sacré dont la « déesse » Marie-Madeleine est la manifestation exemplaire.

Plusieurs réactions sont possibles face à cette formulation aussi célèbre qu’inattendue de la thèse du complot rendue nouvelle ou relativement nouvelle tant par le fond (ce ne sont pas les juifs mais les chrétiens qui sont accusés) que par la forme, celle d’un polar américain. De la posture dédramatisante de l’esthète qui, de toute manière, ne lira pas ce roman de gare, tenant définitivement ses attaques pour inoffensives du seul fait de l’indigence littéraire de l’ouvrage, à celle du savant qui en profite pour disserter, comme Frédéric Lenoir, philosophe et spécialiste des religions, sur l’engouement des publics contemporains pour l’irrationnel et l’ésotérisme, quitte à y voir « une tentative de rééquilibrage chez l’homme occidental moderne de ses fonctions imaginatives et rationnelles, des polarités logiques et intuitives de son cerveau » [1] , les attitudes peuvent être multiples et variées.
Il y a celle de Dan Brown lui-même par exemple qui, avec le léger sourire en coin du joueur de base-ball décontracté à qui on donnerait (presque) le Bon-Dieu sans confession, déclare sans ambages que le débat est une bonne chose en matière de religion [2]. La protestation est une autre réaction possible. Certes, il n’est pas bien vu de se scandaliser de nos jours, surtout d’un succès planétaire, qui plus est lorsqu’il s’agit d’un roman. À l’heure de la mondialisation de l’entertainment et de la décontraction obligée, tout ce qui participe de quelque forme de condamnation est même très vite suspecté d’intolérance.

Mais, malheureusement, la protestation, voire l’indignation, s’impose face au Da Vinci Code car ce sont des catégories mentales datant d’un âge que l’on croyait révolu qu’adopte l’auteur de ce best-seller mondial. À travers une fiction apparemment innocente, il donne une version totalement décomplexée de la haine de l’autre homme, de l’autre homme chrétien en particulier, en réveillant des fantasmes qui nous renvoient aux pires heures de l’histoire.

En effet, à la lumière de la précieuse analyse philosophique de la thèse du complot que nous donne Alain Finkielkraut dans La Sagesse de l’Amour, la mise en scène des catholiques comme voleurs de secrets fondamentaux liés, en l’occurrence, au culte païen du Féminin sacré, l’évocation de leur pouvoir occulte ainsi que l’accusation de leur mainmise sur l’art, que les grands artistes ne peuvent éviter qu’à force de subterfuges, tous ces thèmes renvoient bel et bien à la représentation que les nazis se faisaient des juifs.

« Lisons, déclare Alain Finkielkraut, des Protocoles des Sages de Sion [3] à Mein Kampf, les textes qui ont préparé le génocide. Ce qui est en cause, avant tout, c’est l’invisibilité des juifs : le pouvoir occulte qu’ils exerçaient, et la manière sournoise avec laquelle ils se glisseraient dans les organismes sains des autres nations pour vivre à leurs crochets, et les affaiblir jusqu’à ce que mort s’ensuive. [...] Leurs griefs étaient insensés, bien sûr, comme était folle la tentation de canaliser sur un objet unique l’ensemble des maux qui affectent tous les hommes. Mais la vérité de ce délire, c’est qu’en effet l’Autre habite notre existence comme un intrus, et qu’il la fuit comme un voleur. » [4]
Malheureusement, Dan Brown n’a rien inventé. Denis Tillinac rappelle dans Le Dieu de nos Pères comment, dans la propagande des « républicains » français du début du siècle, la figure du jésuite s’apparente déjà à celle du juif dans les délires antisémites de ce temps-là : « apatride, insinuant et toujours du côté du manche » [5]. Ceci est d’autant plus inquiétant que, dans Da Vinci Code, le caractère fictif de toutes ces allégations n’est pas si clairement défini que cela, contrairement à ce que prétend l’auteur. La note qui précise que « toutes les descriptions de monuments, d’œuvres d’art, de documents et de rituels secrets évoqués sont avérés », les remerciements adressés à « cinq membres de l’Opus Dei (trois actuels et deux anciens) qui [m’] ont fait part d’anecdotes positives et négatives, illustrant leur expérience au sein de l’organisation », ainsi que l’identification entre le personnage principal et l’auteur, tous deux historiens de l’art, n’ont de cesse de donner à ce livre un aspect et une valeur de documentaire. Le pèlerinage de dizaines de milliers de touristes américains sur les lieux principaux de l’action du roman, dans l’église Saint-Sulpice à Paris, entre autres, témoigne de la confusion entre fiction et réalité savamment entretenue par l’auteur.

De manière générale, les critiques adressées au christianisme et à l’Église ne sont pas gênantes en soi. Heureusement d’ailleurs, car la littérature française, entre autres, contient tant de remises en cause dirigées contre le clergé, le rite ou le théologie catholiques que l’Église serait bien en peine de se faire respecter si son honneur tenait à cela. Un certain antichristianisme peut même être comique, réellement comique. La mise en scène ridiculisante de l’hypocrisie religieuse par un Molière dans Tartuffe, par exemple, est tout à fait légitime, voire constructive. Même les remises en cause des philosophes des Lumières ne nuisent pas réellement aux chrétiens car elles se situent sur le plan de la réflexion et du débat d’idées.
En revanche, la présentation de l’Église comme un organisme tentaculaire et parasitaire est alarmante en ceci qu’elle trahit un malaise qui, en-deçà de la critique intellectuelle ou sociale, se situe du côté de la négation pure. Dans ce cas, on ne rit pas de l’Autre, on ne le critique pas non plus à l’aide d’arguments rationnels, on le soupçonne à l’infini. Cet Autre risque alors d’être considéré comme une blessure insidieuse dont il faut guérir et débarrasser le monde de toute urgence. Le caractère supposé fictif d’une telle suspicion n’enlève rien à la gravité de ses conséquences. Au contraire, il en fait un jeu, un divertissement, un passe-temps qui se situe, par définition, au-delà du bien et du mal, du pensé et de l’impensé. Dans cette zone floue, l’esprit critique est perçu comme un étrange trouble-fête qui n’a pas sa place, un rabat-joie déprimant qui ne fait que gâcher le plaisir de la lecture, suspect à son tour. Les fantasmes les plus fous peuvent alors se manifester et séduire le plus de lecteurs possibles, immanquablement fascinés par le dévoilement de la plus grande conspiration de l’histoire.

Pour aller plus loin

Ce livre a suscité un tel intérêt que plusieurs autres ouvrages ont paru dans son sillage pour le déchiffrer, pour l’expliquer. En voici quelques-uns :
 Marie-France Etchegoin, Frédéric Lenoir, Da Vinci Code : l’enquête, Paris, Éd. Robert Laffont, 2004.
 Simon Cox, Le code Da Vinci décrypté. Le guide non autorisé, Paris, Éd. Le Pré aux Clercs, 2004.
 Gilbert Millet, Denis Labbé, Étude sur Da Vinci Code de Dan Brown, Paris, Éd. Ellipse, coll. « Résonances » 2004.

[1Le Nouvel Observateur, n°2091 - 2 au 8 décembre 2004

[2À la question de savoir ce qu’il pense des critiques émanant d’auteurs chrétiens, Dan Brown répond sur son site internet : « Le dialogue est un chose merveilleuse. Ces auteurs et moi sommes apparemment en désaccord mais le débat qui est en train de naître est une puissante force positive. »

[3Les Protocoles des Sages de Sion est un document antisémite écrit à la fin du xixe siècle à Paris par un faussaire russe, Mathieu Golovinski. L’auteur a voulu faire croire qu’il s’agissait d’un ouvrage composé par un conseil de sages juifs dont le but était de dominer le monde et d’anéantir la chrétienté. Ce plan machiavélique prévoirait d’utiliser la violence, la ruse, les guerres, les révolutions, la modernisation industrielle et le capitalisme pour mettre à bas l’ordre existant, sur les ruines duquel s’installerait le pouvoir juif. La publication à grande échelle de ce texte permettrait de dévoiler cet affreux complot.

[4Alain Finkielkraut, La Sagesse de l’Amour, Paris, Éd. Gallimard, coll. « Folio », n° 86, p. 152-153.

[5Denis Tillinac, Le Dieu de nos Pères, Paris, Éd. Bayard, 2004, p. 100.

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Thomas GUEYDIER
Publié: 01/04/2005
Les escales d'Olivier
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