Les enjeux de la rencontre entre catholiques et musulmans en France

La rencontre entre catholiques et musulmans, en France, n’est pas d’abord une rencontre interreligieuse, même si des initiatives se multiplient en ce sens. Elle tient tout simplement à ce que les uns et les autres se croisent sur les lieux de travail, les terrains de sport, dans les écoles où vont leurs enfants, dans les facs et grandes écoles où ils suivent les mêmes études, dans de multiples associations. C’est au quotidien que nous nous croisons et nous avons la chance, grâce à la laïcité à la française, de ne pas nous définir d’abord par notre identité religieuse. D’une certaine manière nous ne rencontrons pas l’Islam mais des croyant(e)s musulman(e)s, certes enraciné(e)s dans la tradition de foi de l’islam.

Si la présence de musulmans en France n’est pas récente, l’Islam devient socialement plus visible en France : mois de ramadan, débats autour de la construction de mosquées, multiplication de « mariages mixtes », voire « conversions ». De plus, l’opinion publique est marquée (voire matraquée) par les medias qui assimilent souvent l’islam au terrorisme ou à l’islamisme et contribuent ainsi à alimenter les peurs de beaucoup dont des catholiques.

N’oublions pas le contexte de mondialisation qui mêle religion et politique : les musulmans restent très sensibles aux situations que vivent leurs frères de pays à majorité musulmane comme en Iraq, au Proche-Orient, au Pakistan et les chrétiens sont aussi sensibles au sort difficile réservé à leurs frères en situation minoritaire dans ces mêmes pays.

Dans cette situation nouvelle, quels sont donc les enjeux humains et spirituels de la rencontre entre catholiques et musulmans en France, aujourd’hui ?

Une situation nouvelle

Parmi, la population qui vit en France, on estime que 5 millions de personnes, environ, sont de culture ou de tradition musulmane. Contrairement à une vision spontanée de nos concitoyens, ces personnes ne sont pas seulement originaires du Maghreb mais aussi d’Afrique sub-saharienne, de Turquie, d’Asie du sud-est. La moitié d’entre eux sont des citoyens français ; les plus jeunes parmi eux se revendiquent « citoyens français de confession musulmane ».

Beaucoup vivent paisiblement leur condition de citoyens et de croyants. Mais on constate aussi de plus en plus de situations rudes de confrontation dans certains quartiers, dans les prisons, … avec le rôle joué par des courants musulmans durs : salafistes, tablighis.

Beaucoup vivent une situation sociale difficile, en particulier des jeunes en rupture d’identité dans les cités populaires. La question sociale (pauvretés, chômage, logements) est bien réelle et doit être distinguée de la question religieuse.

Pour les catholiques, de nouvelles questions pastorales surgissent : multiplication des mariages « mixtes », multiplication des passages d’une tradition religieuse à une autre –conversions- dans les deux sens, sollicitations faites aux responsables religieux de la part des autorités publiques pour intervenir dans le lien social.

« Rencontrer l’autre tout simplement »

Tout commence par là, le premier défi humain et évangélique pour beaucoup de chrétiens est tout simplement celui de rencontrer effectivement des musulmans. Il ne suffit pas, en effet, de côtoyer d’autres personnes au quotidien pour vraiment les rencontrer. Ces rencontres ont lieu mais sans doute en trop petit nombre et cela pour plusieurs raisons.

Notre société française est tellement sécularisée que nous avons pris notre partie de l’opinion majoritaire : « la religion relève des opinions privées ». Pour échanger sur nos convictions, il y a donc une certaine pudeur à dépasser, un pas à faire.

Les musulmans, les juifs aussi, marquent leur appartenance à une communauté par des gestes repérables socialement : le jeûne du mois de Ramadan, l’interdit alimentaire du porc. Du coup, la visibilité de la pratique de l’islam est beaucoup plus marquée que celle des chrétiens qui ont intégré (trop peut-être !) la sécularisation et dont la foi ne se marque pas par de telles différences sociales repérables. Ceci n’est pas nouveau puisque, dès le IIe siècle, un chrétien écrit : « Les chrétiens ne se distinguent des autres hommes ni par le pays, ni par le langage, ni par les vêtements » [1].

Enfin, au-delà des lieux de travail ou d’études, il y a aujourd’hui moins de catholiques qui vivent au quotidien dans les mêmes quartiers que des populations de tradition musulmane. Certes, des petites communautés de religieuses ou de religieux, souvent âgées, des prêtres-ouvriers, souvent en retraite, vivent une proximité et des échanges remarquables dans des cités à la périphérie des grandes villes. Quels chrétiens prendront leur relais ?

Le premier enjeu est donc de saisir toutes les occasions naturelles de rencontre pour en faire des rencontres effectives.

« Dépasser les peurs »

Devant les évolutions de l’Islam en France et les répercussions de ce qui se déroule dans le monde musulman, retransmis en particulier par les medias, des craintes voire des peurs se développent chez les français et, parmi eux, dans des communautés catholiques et chez certains de leurs pasteurs ou agents pastoraux.

Ces craintes et peurs conduisent parfois à remettre en question l’attitude de respect et de dialogue choisie par l’Église catholique au Concile Vatican II, développée par Jean-Paul II et confirmée par Benoît XVI.

Elles reposent souvent sur une ignorance de la religion de l’autre, en l’occurrence l’islam, et sur l’absence de connaissances de personnes musulmanes. Après la controverse de Ratisbonne, en septembre / octobre 2006, le P. Jean-Jacques Pérennès, du couvent dominicain du Caire, avait lancé un appel aux catholiques de France « si chaque chrétien pouvait avoir un ami musulman » cela changerait beaucoup la relation des uns aux autres.

Un enjeu citoyen : « Apprendre à vivre ensemble »

Un des enjeux de la rencontre entre catholiques et musulmans en France est un enjeu citoyen, politique : Comment permettre à des personnes de traditions, de cultures, de religions différentes de vivre ensemble dans la société française ? Comment tisser des liens à chaque niveau de notre vie sociale ? Cela passe par un travail commun pour vivre la laïcité à la française non comme un refus des religions mais en laissant une place à chacune dans le respect des autres, permettre aussi qu’entre la République et les citoyens pris comme individus place soit faite aux corps intermédiaires et parmi eux aux communautés religieuses, en évitant la tentation facile du communautarisme.

Les débuts de la vie, la fin de vie, la place des personnes handicapées ou âgées dans notre société, la place de l’étranger, autant de champs qui mettent en jeu des valeurs éthiques et une conception de l’homme et qui appellent à un travail ensemble, catholiques et musulmans mais aussi juifs, protestants, agnostiques.

Où ce « vivre ensemble » peut-il s’initier ? Où des valeurs, un sens de l’homme peuvent-ils devenir un bien commun… sinon dans les lieux d’éducation. Là aussi un travail commun et des initiatives avec des jeunes sont à développer.

Un enjeu spirituel : « Témoigner de Dieu »

Dans une société fortement sécularisée, l’enjeu de la rencontre commune est de porter témoignage au Dieu unique, de développer un sens de l’homme créé par lui et pour lui, de promouvoir la dimension spirituelle de tout homme.

Avec nos différences, nous pouvons porter ce témoignage commun. Ce dont se faisait l’écho le pape Benoît XVI, lors de sa visite à Istanbul le 28 novembre 2006 : « Comme exemple de respect fraternel avec lequel chrétiens et musulmans peuvent travailler ensemble, j’aime citer les paroles adressées par le pape Grégoire VII, en 1076, à un prince musulman d’Afrique du Nord, qui avait agi avec grande bonté envers les chrétiens placés sous sa juridiction. Le pape Grégoire VII parlait d’une charité spéciale que les chrétiens et les musulmans se doivent réciproquement, puisque « “nous croyons et confessons un seul Dieu, même si c’est de manière différente, chaque jour nous le louons et le vénérons comme Créateur des siècles et gouverneur de ce monde” » (PL 148, 451).

Une émulation mutuelle

Trop souvent, beaucoup de gens pensent en termes de concurrence entre les deux religions, l’islam et le christianisme. Si dans notre pays l’une se développe, cela voudrait dire que l’autre « perd du terrain ». L’enjeu de la rencontre est aussi de passer de la concurrence à l’émulation mutuelle. Prenons deux exemples : la prière et la formation des jeunes chrétiens. D’une certaine manière la visibilité de l’Islam en France nous stimule. La prière musulmane impressionne parfois de jeunes chrétiens : du coup les catholiques sont amenés à se réinterroger sur la place de la prière dans leur vie, dans celle des familles, dans les réunions de chrétiens. Comment proposer aux jeunes catholiques des chemins d’initiation à une expérience spirituelle ? D’autre part, le passage à la religion musulmane de jeunes adultes catholiques interroge sur ce qui leur est dit du cœur de la foi chrétienne, sur leur mise en relation avec la lecture des Évangiles pour y découvrir la place de Jésus-Christ dans notre foi, …

Dans l’autre sens, On peut se demander si ce n’est pas la rencontre avec des chrétiens qui a poussé les 138 responsables musulmans à placer le double commandement biblique et évangélique de l’amour de Dieu et de l’amour du prochain au cœur de leur lettre ouverte au Pape Benoît XVI et à tous les responsables d’Églises chrétiennes, ce mois de ramadan 2007.

« Amour et Vérité se rencontrent » (Ps 84)

Dans cette étape nouvelle des relations entre catholiques et musulmans, en France, le chemin du dialogue est plus que jamais à parcourir, selon l’invitation de Paul VI et à la suite de Jean Paul II, un dialogue lucide devant les difficultés, les obstacles voire les échecs, un dialogue sans cesse recommencé car, dans l’Évangile, Jésus lui-même ne pose pas de conditions préalables [2].

Se rencontrer, échanger, avoir le courage de parler ensemble de ce qui nous réunit mais aussi de nos différences, avec comme boussole ces mots du Ps 84 : « amour et vérité se rencontrent, la vérité germera de la terre lorsque du ciel se penchera la justice ». Car l’enjeu ultime de nos rencontres est bien de nous tenir ensemble devant Dieu dans une attitude spirituelle d’ouverture à la révélation que Dieu fait de lui-même dans la rencontre, en nous laissant guider par Son Esprit qui n’est pas un esprit de peur mais de confiance.

[1Le texte poursuit : « Ils n’habitent pas de villes qui leur soient propres, ils ne se servent pas de quelque dialecte extraordinaire, leur genre de vie n’a rien de singulier. (…) Ils se répartissent dans les cités grecques et barbares suivant le lot échu à chacun ; ils se conforment aux usages locaux pour les vêtements, la nourriture et la manière de vivre. » (Épître à Diognète, V)

[2Cf. nouvelle édition, septembre 2007 du livre de Jean-Marie Ploux, « Le dialogue change-t-il la foi ? » Éd. de l’Atelier, Paris, 2007.

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Christophe ROUCOU

Prêtre de la Communauté Mission de France, directeur du Service des relations avec l’islam.

Publié: 01/03/2008