De Jean Baptiste au disciple bien-aimé : la chaîne des témoins dans l’évangile selon saint Jean

Deuxième partie

Dans le domaine de l’exégèse comme dans tous ceux qui touchent à la foi chrétienne et à la vie en Eglise, la vocation de PSN n’est pas de publier des colloques savants et des études très érudites. Nous n’avons ni la compétence, ni le temps, ni même la mission pour cela. Mais lorsqu’un exégète patenté comme le P. Edouard Cothenet nous fait l’amitié de nous autoriser à mettre en ligne une de ses études sur l’évangile, c’est une aubaine pour les visiteurs de PSN.
Voici donc l’une de ces études, sur l’évangile de Jean, qui demande sans doute une attention soutenue, mais que nous sommes heureux d’offrir à tous ceux que les escaliers du phare ne rebutent pas.
L’équipe éditoriale

I. Le témoignage de Jean Baptiste

2. Devant les Juifs ()

Du point de vue narratif, l’évangéliste nous place tout de suite in medias res, "en pleine action". Rien ne nous est dit sur l’activité antérieure de Jean, ni sur son mode de vie, ni sur sa prédication. Les destinataires du quatrième évangile sont censés être déjà au courant. L’interrogatoire quasi officiel auquel Jean Baptiste est soumis suppose que le mouvement déclenché par lui a pris de l’ampleur, au point d’inquiéter les autorités, ce que Flavius Josèphe corrobore à sa façon. La scène est localisée à Béthanie, au-delà du Jourdain ( ; ). [1]

La délégation des Juifs est composée de prêtres et de lévites : ceux-ci n’apparaîtront plus dans le quatrième évangile, alors que les prêtres avec les Pharisiens engagent les hostilités contre Jésus dès la fête des Tentes ().

Le texte se divise en deux parties symétriques :

19 Introduction historique : les Juifs 24 des Pharisiens
20 Qui es-tu ? 25 pourquoi baptises-tu ?
20 trois réponses négatives : ni Christ, ni Elie, ni le Prophète 26 je baptise dans l’eau - 27 celui que vous ne connaissez pas...
23 Je suis la voix pas digne de dénouer la lanière... 28 Conclusion : cela eut lieu à Béthanie

Comme dans un interrogatoire judiciaire, la première question posée par des prêtres et des lévites, spécialistes de la pureté rituelle, porte sur l’identité de la personne interpellée : Toi, qui es-tu ? Comme souvent, dans le quatrième évangile, le pronom sujet, non indispensable en grec, est accentué. C’est bien la personne de Jean qui est en cause. On pourra d’ailleurs remarquer que cette préoccupation court d’un bout à l’autre de l’Evangile, destiné à nous faire connaître qui est Jésus, à la fois le Messie d’Israël et le Fils de Dieu ().

La réponse de Jean est introduite par une formule particulièrement solennelle : Il déclara et ne le nia pas, et il déclara, ce que la TOB traduit avec élégance : Il fit une déclaration sans restriction, et il déclara. Notons l’emploi du verbe homologein que l’on retrouvera dans les épîtres johanniques pour les premières confessions de foi ( ; ; ).

Moi, je ne suis pas le Messie. La tradition de Marc et de Matthieu ne transmet aucun indice d’une pareille dénégation. Seul Luc rejoint ici la tradition johannique : Tous se posaient en eux-mêmes des questions au sujet de Jean : ne serait-il pas le Messie ? (). A la dénégation de Jean répondra la déclaration d’André à son frère Simon : Nous avons trouvé le Messie. ().

Deux autres questions suivent : Es-tu Elie ?, Es-tu le Prophète ? Questions en dégradé qui font entrevoir les diverses spéculations sur les personnages qui marqueront l’avènement de l’ère eschatologique. En prolongement de et du , la tradition sur Elie était particulièrement développée, concernant son rôle de messager de la pénitence en vue de l’avènement du Messie [2]. A Qumrân, l’attente messianique se dédouble, comme on le voit par la Règle de la Communauté : Qu’ils soient jugés d’après les ordonnances premières selon lesquelles les hommes de la Communauté ont commencé à se corriger, jusqu’à la venue du Prophète et des Messies d’Aaron et d’Israël. (IX,10 s.) [3]. Le prophète précurseur pourrait être Elie, les deux messies étant l’oint d’Aaron, grand-prêtre doté de la prééminence, et l’oint davidique, investi de l’autorité politique. Aujourd’hui encore, lors de la célébration de la Pâque, les familles juives réservent une place pour Elie.

On comprend mieux ainsi que se soit posée la question de la relation entre Jean et Elie. Selon Marc, après la Transfiguration, les disciples se demandent pourquoi les scribes disent qu’Elie doit venir d’abord (). Selon le texte parallèle de Matthieu, Jésus déclare : Elie est déjà venu ; et, au lieu de le reconnaître, ils ont fait de lui tout ce qu’ils ont voulu. (). Le martyre de Jean apparaît ainsi comme annonçant la propre Passion du Fils de l’homme. Le quatrième évangile, lui, veut couper court à des spéculations qui exaltent par trop la personne du Baptiste.

Saint Augustin, très soucieux de la vérité de l’Ecriture, s’est donné beaucoup de peine pour rendre compte des deux points de vue.
Ce qu’Elie doit être au second avènement, Jean le fut au premier. La réponse donnée alors par Jean a donc été exacte, entendue au sens propre. Car le Seigneur parle au sens figuré : Elie, c’est Jean, mais lui, comme je viens de le dire, parle au sens propre : Je ne suis pas Elie. Si tu considères l’image des précurseurs, Jean est Elie puisque, ce qu’il est au premier avènement, l’autre le sera au second, mais si tu t’arrêtes à la personnalité de chacun, Jean est Jean et Elie est Elie (Tractatus in Johannis evangelium, IV, 6).

Dernière question : es-tu le Prophète et non un prophète quelconque ? On trouve à plusieurs reprises chez Jean l’attestation de cette attente du Prophète qui doit venir dans le monde ( ; ). Il s’agirait d’un prophète semblable à Moïse ou de Moïse lui-même, comme on le voit dans le Poème des quatre nuits :

La quatrième nuit viendra,
lorsque le monde arrivera à sa fin pour être racheté :
les jougs de fer seront brisés
et les générations perverses, anéanties ;
Moïse montera au milieu du désert,
et le roi Messie, du milieu de Rome [4].

Constatons la grande diversité dans les formes du messianisme à l’époque de Jésus. Nous risquons toujours de projeter nos idées chrétiennes sur les anciens textes. L’évangile de Jean, plus qu’aucun autre, nous fait entrevoir la pluralité des conceptions : il n’était donc pas aisé de reconnaître en Jésus le Messie.

Suite à toutes ces dénégations vient l’ultime question : Qui es-tu ?
Le Baptiste répond alors en s’appliquant le texte d’Isaïe qui ouvre le livre de la Consolation : Moi, je suis la voix qui crie dans le désert... Un rapprochement s’impose avec la Règle de la Communauté de Qumrân qui l’utilise par deux fois pour justifier la sécession du groupe. C’est dans le désert qu’il faut préparer la venue des Messies, par une observance rigoureuse de la Loi et par la méditation de l’Ecriture (VIII,14 et IX,19). Dans la tradition synoptique, ce même texte sert à introduire le ministère de Jean. Ici, le Baptiste se l’applique à lui-même. Il est la voix (phônè), simple écho de la Parole (logos), comme saint Augustin s’est plu à le développer.

Combien la Parole (verbum) qui demeure auprès du Père a-t-elle institué de prédicateurs ! Elle a envoyé les Patriarches, elle a envoyé les Prophètes, elle a envoyé tant de messagers et de si grands ! La Parole qui demeure a envoyé des voix, et après toutes ces voix multiples la Parole est venue en personne avec sa propre voix, dans sa propre chair. Rassemble donc dans l’unité toutes ces voix qui ont précédé la Parole et mets-les toutes dans la personne de Jean. Il était le signe sacré de toutes ces voix, il était à lui seul la personnification mystérieuse et consacrée de toutes ces voix. C’est pourquoi il a été appelé la Voix, comme étant le symbole mystérieux de toutes les voix. (Sermo, n° 288,4).

L’évangéliste introduit la seconde phase de l’interrogatoire en mentionnant la présence des pharisiens (). Dans une perspective d’analyse narrative, on peut dire que les personnages qui reviendront sans cesse dans le cours du livre sont déjà bien campés, dans leur attitude soupçonneuse ou franchement hostile. Pourquoi baptises-tu ? En d’autres termes, qui t’a donné l’autorité de procéder à un rite qui n’est pas prévu par l’Ecriture ? Dans sa réponse, Jean relève le caractère humble de son baptême : Dans l’eau et surtout il pointe déjà vers celui dont il n’est pas digne de dénouer la lanière de sa sandale. On retrouve ici l’écho de paroles recueillies de leur côté par les Synoptiques ( et par.)

3. Le témoignage de Jean-Baptiste devant les disciples ()

Comme précédemment, on distingue deux volets ( et ) dans la première rencontre entre Jean et Jésus. La première section débute par une notation temporelle : le lendemain, et évoque ce regard du Baptiste qui lui fait percer, en quelque sorte, le mystère de la personne qui vient à lui. introduit la seconde partie en insistant sur la valeur du témoignage solennel rendu par le Baptiste. L’ensemble est encadré par deux déclarations qui s’éclairent l’une l’autre : Voici l’agneau de Dieu et J’atteste qu’il est, lui, l’Elu de Dieu. Entre ces deux formules, une explication sur la relation entre Jean-Baptiste et Jésus, puis l’indication du signe qui a permis la reconnaissance.

Voici l’Agneau de Dieu qui enlève le péché du monde

L’art de Jean : deux mots pour camper les protagonistes du drame. L’agneau, symbole de douceur, le péché, force destructrice qui dresse le monde contre Dieu. Comment l’Agneau réussira-t-il à triompher du péché ? Le récit nous le découvrira progressivement.

A la différence de Marc qui attribuait à Jean la proclamation d’un baptême de conversion en vue du pardon des péchés (Mc 1,4), le quatrième Evangile n’attribue à Jean-Baptiste qu’un baptême d’eau et réserve au Christ la mission d’enlever le péché du monde. Dans sa brièveté, cette proclamation originale n’a cessé de provoquer la sagacité des chercheurs. Plusieurs arrière-plans sont possibles : l’agneau du sacrifice, le Serviteur de Dieu comparé à un agneau () selon l’expression de Jérémie (), l’agneau du sacrifice offert chaque jour au Temple, l’agneau pascal. Le terme employé amnos est différent de celui de l’Apocalypse : arnion, qui désigne un petit bélier, avec ses cornes. Si l’on se place au point de vue de la théologie johannique, la référence à l’agneau pascal s’impose en raison de la citation qui clôt le récit de la Passion : Aucun de ses os ne sera brisé (). Jésus est donc mort, comme le véritable agneau de Pâque, à l’heure même où les juifs sacrifiaient au Temple les victimes de la fête. La mission propre de l’agneau sera d’enlever (plutôt que porter) le péché du monde. L’emploi du singulier doit être relevé ; il ne s’agit pas tant des péchés individuels, que de l’état de péché dans lequel gît le monde (voir ) et auquel le Christ pourra seul remédier en triomphant du Prince de ce monde par un surcroît d’agapè.

Quelle fut la déclaration de Jean-Baptiste ? J. JEREMIAS, O. CULLMANN ont soutenu qu’un même terme araméen pouvait signifier serviteur et agneau ; ainsi le Baptiste aurait-il présenté Jésus comme le Serviteur de Dieu, mais l’évangéliste aurait traduit par amnos, "agneau". Les spécialistes n’ont guère retenu cette hypothèse. Mieux vaut avouer que nous ne pouvons reconstituer la teneur précise de la déclaration de Jean. On retiendra néanmoins que les futurs apôtres se sont attachés à Jésus sur le témoignage de leur premier maître. Tel est l’essentiel. Avec le temps, cette indication s’est chargée d’un sens plénier que nous livre le quatrième Evangile. Le début et la fin ne se peuvent comprendre que dans leur relation intime. L’heure de la Pâque éclaire rétrospectivement les humbles débuts. La théologie de Jean est bien une théologie pascale.

Continuons nos explications sur le témoignage du Baptiste. reprend (Prologue) : Après moi vient un homme qui m’a devancé, parce que, avant moi, il était. Cette brève indication nous entrouvre la porte sur la période où Jésus lui-même fut disciple de Jean, une donnée importante pour les historiens. [5]

Moi-même, je ne le connaissais pas, mais c’est en vue de sa manifestation à Israël que je suis venu baptiser dans l’eau. L’évangéliste maintient une distinction entre Israël et les Juifs. Le premier terme a valeur religieuse, désignant le peuple de l’Alliance. Ce n’est pas sans raison que Nathanaël reconnaîtra en Jésus le roi d’Israël (). Dénomination ethnique du point de vue des étrangers, les Juifs désignent souvent chez Jean les responsables de la nation et apparaissent comme les opposants au Christ.

A quel signe le Baptiste a-t-il reconnu le Messie ? J’ai vu l’Esprit, telle une colombe, descendre du ciel et demeurer sur lui. Alors que, dans Matthieu, la foule assiste à la présentation de Jésus par la voix céleste, le quatrième Evangile ne raconte pas directement le baptême de Jésus, mais fait témoigner le Baptiste comme seul témoin. Témoin qui ne se borne pas à déclarer ce qu’il a vu, mais qui en donne l’interprétation. I. DE LA POTTERIE a bien relevé la relation entre voir et témoigner : Pour les témoins humains, une dissociation s’opère entre l’objet de la vision et celui du témoignage ; l’événement qu’on a vu donne connaissance d’autre chose, qu’on ne voit pas, et c’est de cette réalité cachée qu’on témoignera. La vision corporelle, toutefois, demeure importante ; le rôle de témoin oculaire ne peut être minimisé. Jean-Baptiste au Jourdain a vu un fait extérieur : l’Esprit descendant et demeurant sur Jésus (), mais ce dont il témoigne, c’est de la messianité de Jésus () [6].

Comme dans les Synoptiques, l’Esprit est comparé à une colombe : serait-ce la colombe de l’arche de Noé ? Rien n’oriente en ce sens. En revanche, l’évangéliste établit un rapprochement avec le texte d’ s. sur le don de l’Esprit accordé au Messie, avec une insistance propre sur le verbe demeurer (menein). Comprenons : l’Esprit ne survient pas de façon passagère comme il le fit pour les Juges ou les Prophètes, il demeure de façon stable sur Jésus. Cette indication prend toute sa valeur quand on la rapproche des autres textes qui présentent Jésus comme le Temple de la nouvelle Alliance.

Le témoignage de Jean culmine par deux titres, à mettre sans aucun doute en relation avec la première proclamation sur l’Agneau de Dieu : C’est lui qui baptise dans l’Esprit Saint... Il est lui l’élu de Dieu. [7] La première expression mérite bien d’être relevée : à l’encontre d’une exégèse anti-sacramentaire, prônée par exemple par BULTMANN, elle montre l’importance du baptême dans la théologie de Jean et synthétise l’œuvre du Christ par la communication de l’Esprit Saint aux croyants (). En même temps, comme l’a montré S. LYONNET, s’explique la manière dont est enlevé le péché du monde : c’est par le don de l’Esprit Saint. Nous sommes loin d’un simple moralisme qui invite à la conversion : c’est dans la foi au Christ que l’on s’ouvre à l’action rénovatrice de l’Esprit Saint. Selon le texte d’une belle oraison, citée par S. LYONNET [8], ipse est remissio omnium peccatorum (lui-même est la rémission de tous les péchés).

Le titre Elu de Dieu provient d’, un texte sous-jacent aux récits synoptiques sur le baptême de Jésus. Par là, Jean se rattache à la tradition commune, mais une fois encore on constate la liberté avec laquelle il procède.

La fécondité du témoignage de Jean

Il faudrait ici commenter les scènes suivantes dans lesquelles on assiste au passage du message-témoin (au sens sportif du terme) d’un croyant à l’autre, d’André à Simon, de Philippe à Nathanaël. Les appelés deviennent des appelants. Ce passage se caractérise aussi par une liste impressionnante de titres : Messias/Christ, celui dont ont parlé Moïse et les prophètes, le fils de Joseph, le fils de Dieu, le roi d’Israël. Pour conclure, la proclamation de Jésus lui-même : En vérité, en vérité, je vous le dis, vous verrez le ciel ouvert et les anges de Dieu monter et descendre au-dessus du Fils de l’homme (). Il s’agit donc d’un véritable prologue narratif qui nous fait assister à la découverte progressive de celui auquel le Baptiste a rendu témoignage. Du cri initial découle la série des témoignages qui scanderont le déroulement du drame.

Pour bien saisir les répercussions du témoignage du Baptiste, il convient de passer tout de suite à un autre épisode qui n’est relié que de façon artificielle à ce qui précède immédiatement, l’entretien avec Nicodème ().

4. Baptême de Jean et baptême de Jésus ()

D’une composition rugueuse qui laisse deviner divers apports, le texte actuel est propre au quatrième Evangile et a justement retenu l’attention des historiens car, à la différence des Synoptiques qui font commencer la prédication de Jésus après l’emprisonnement de Jean-Baptiste (), notre passage fait entrevoir une phase "baptiste" dans le ministère de Jésus, avant que Jean soit jeté en prison (). On assiste à la concurrence entre deux mouvements parallèles et l’on devine qu’au conflit de jadis () se superpose un conflit actuel entre la communauté johannique et les communautés baptistes du voisinage ! Pour nous en tenir à la présentation donnée par l’évangéliste, quelle attitude prête-t-il au Baptiste et quel jugement invite-t-il à porter sur lui ?

Parmi les interrogations que suscite ce texte, signalons d’abord la difficulté, sur laquelle saint Augustin s’est longuement expliqué : Jésus baptisait-il lui-même, comme l’indique ou étaient-ce ses disciples, comme le précise la parenthèse due au rédacteur final en  ? X. LEON-DUFOUR présente à ce sujet une explication très fine : Jean avait annoncé que le Messie baptiserait dans l’Esprit (), mais au stade de notre récit l’Esprit n’était pas encore répandu, du fait que Jésus n’a pas encore été glorifié (). Les critiques concluent à juste titre, contre Augustin et avec Tertullien, que le baptême administré par Jésus n’est pas un baptême “chrétien” dans l’Esprit, et ils en concluent que ce baptême est identique à celui du Baptiste. Déduction hâtive, qui méconnaît ce que le contexte met en valeur : la différence entre les personnes qui donnent le baptême. Etre baptisé par Jésus de Nazareth, c’est participer à son sort et déjà s’ouvrir à l’Esprit qui repose en plénitude sur lui (), encore que le don ne sera effectif que le jour de Pâques (Jn 20,22) [9].

Autre difficulté, l’incertitude sur les limites de la déclaration du Baptiste. Avec la TOB, nous pensons que  : « Il faut qu’il grandisse et que moi je diminue » constitue une excellente conclusion. La réflexion théologique de se rattache à la finale de l’entretien avec Nicodème, que nous commenterons dans le prochain article.

Devant une concurrence que d’aucuns jugent déloyale, Jean-Baptiste répond avec un grand désintéressement. D’abord, il invoque un principe théologique : Un homme ne peut rien s’attribuer au-delà de ce qui lui est donné du ciel, c’est-à-dire par Dieu. On retrouve la même réflexion sur les lèvres de Jésus : Nul ne peut venir à moi si le Père qui m’a envoyé ne l’attire ().

Après avoir rappelé son témoignage en faveur de l’Agneau de Dieu, le Baptiste se compare à l’ami de l’époux, dans une mini-parabole que C.-H. DODD a justement rapprochée des paraboles synoptiques [10]. Elle se rattache sans aucun doute à la signification symbolique du mariage entre Dieu et son peuple, selon une tradition inaugurée par Osée et sous-jacente au récit des noces de Cana. En revanche, la figure de l’ami de l’époux s’enracine dans les cérémonies nuptiales du temps. Tout l’accent du texte porte sur la joie de l’ami, une joie déclarée parfaite, alors même que, pour lui, est venue l’heure de s’écarter. Nous avons là une indication de grande valeur spirituelle. D’une certaine façon, le martyre de Jean-Baptiste, c’est celui de son détachement radical. Ne pas attacher à soi ceux que l’on a éveillés à la foi au Christ, n’est-ce pas la marque de l’apôtre véritable ?

En conclusion

La présentation de Jean-Baptiste dans le quatrième Evangile s’enracine, sans aucun doute, dans des traditions spécifiques, comme le montrent, entre autres, les toponymes Béthanie (ou Bethabara) au-delà du Jourdain, Aenon, et surtout les souvenirs très personnels des premiers disciples, sortis du groupe baptiste pour suivre Jésus. En même temps transparaissent les conflits entre les partisans de Jean, comme Paul en trouvera à Ephèse () et les communautés chrétiennes. Loin de dévaloriser le Baptiste, comme le feront les écrits pseudo-clémentins (Esprit et Vie, n° 93, p. 23), le quatrième Evangile sublime la figure du Précurseur. Il ne s’intéresse ni à son ascèse ni à son message propre, mais il le présente essentiellement comme le témoin, ou plutôt celui qui témoigne aujourd’hui encore [11]. A la suite de C.-H. DODD, L. DEVILLERS relève trois aspects de ce témoignage : En tant que témoin, Jean se tient dans l’humilité, il dit la vérité, et il a une certaine fécondité [12]. On dirait que, comme dans le tableau célèbre de GRÜNEWALD, à Issenheim, la personne de Jean se caractérise par un doigt démesuré pointé en direction de Jésus en croix, l’Agneau de Dieu. Jean-Baptiste devient le modèle de l’apôtre véritable qui s’efface devant celui qu’il annonce (). Tel est son martyre spirituel [13].

Dans ses conférences au Cercle saint Jean-Baptiste, le P. DANIELOU est revenu bien souvent sur la figure missionnaire du Baptiste, le passeur par excellence. Citons quelques extraits :
Jean-Baptiste a la joie de voir que son témoignage est entendu, c’est-à-dire que ses disciples [...] reconnaissent Jésus. Il a préparé les voies, et maintenant Jean, Pierre, Jacques, ses disciples, préparés par lui, reconnaissent Jésus quand Il passe. Il le leur montre comme étant l’Agneau de Dieu. Or, ceci est toute la joie de Jean-Baptiste. Cette joie, c’est de voir l’épouse qui rencontre l’époux. Il ne désire que cela [...].
Il est le modèle de l’abnégation. Il ne désire pas s’attacher les âmes, mais seulement attacher les âmes à Jésus. Il s’efface devant celui-ci pour les laisser avec l’Epoux, avec le Christ, en étant ainsi celui qui a préparé la voie. (Le mystère de l’avent, Paris, Ed. du Seuil, 1948, p. 74. 88).

L’exégèse baptismale de saint Augustin

L’évêque d’Hippone s’appuie sur et contre les Donatistes qui, à la suite de saint Cyprien, font dépendre la validité du rite de la sainteté du ministre. Le baptême des hérétiques serait donc nul. En insistant sur le fait que le Christ est le véritable ministre des sacrements, saint Augustin a fait faire un pas décisif à la théologie sacramentaire. Citons deux textes.

Jean avait donc reçu le pouvoir de donner un baptême qui s’appellerait proprement le baptême de Jean. Le Seigneur Jésus-Christ, lui, n’a voulu donner son baptême à personne, non pas pour que personne ne soit baptisé du baptême du Seigneur, mais pour que ce soit toujours le Seigneur lui-même qui baptise : il en est résulté que c’est le Seigneur lui-même qui baptise même par ses ministres, en d’autres termes, que ceux que les ministres du Seigneur doivent baptiser, c’est le Seigneur qui les baptise et non pas eux (Tractatus in Johannis evangelium, V, 6).

Le baptême donné par Paul, et le baptême donné par Pierre, c’est le baptême du Christ et, si Judas a baptisé, c’était encore le baptême du Christ. Judas a baptisé, et l’on n’a point baptisé après Judas ; Jean a baptisé, et l’on a baptisé après Jean : c’est que, si Judas a donné le baptême, il a donné le baptême du Christ, tandis que le baptême donné par Jean n’était que le baptême de Jean (Tractatus in Johannis evangelium, V, 18).

(A suivre)

Note complémentaire : Jean-Baptiste et Qumrân

Dans l’enthousiasme soulevé par la publication des premiers textes de la mer Morte, on s’est plu à rapprocher Jean-Baptiste du mouvement essénien et même à le considérer comme un ancien novice (BROWNLEE). Ne trouve-t-on pas dans la Règle de la Communauté l’invitation à préparer dans le désert la voie de YHWH ?
La critique actuelle est plus réservée [14]. Certes ne manquent pas des analogies entre la prédication de Jean et le mouvement essénien : ascèse rigoureuse, attente très vive du jugement et de l’intervention finale de Dieu. Cependant des différences majeures sont à constater : Jean-Baptiste est un prédicateur de plein vent qui s’adresse à la foule ; il ne vise pas à former un groupe élitiste, comme celui de Qumrân, dominé par la volonté de se séparer de toute espèce d’impureté. Aux ablutions quotidiennes des Esséniens, s’oppose le baptême unique, prêché par Jean. A la différence des bains rituels, pratiqués dans le judaïsme et à Qumrân, où seul le sujet intervient, le baptême de Jean se caractérise par le rôle actif qu’il joue en plongeant les pénitents dans l’eau vive. Ce rôle a tellement frappé les contemporains qu’ils lui ont donné le surnom de baptistès, attesté, outre le Nouveau Testament, par Flavius Josèphe dans la notice qu’il lui a consacrée.

Retenons le jugement d’E. PUECH : Les analogies s’expliquent par le contexte de l’époque et les traditions vétérotestamentaires communes, non par une influence directe de l’essénisme. Les différences sont trop importantes et même radicales pour faire de Jean un Essénien qui aurait dû rompre avec la communauté sur presque toute la ligne, après avoir renié son courant d’origine. [15]

[1Sur cette localisation, voir Le Monde de la Bible n° 9, p. 28 s. Selon certains manuscrits, il faut lire Bethabara, "le lieu du passage", par allusion à la traversée du Jourdain par les Hébreux (ainsi BOISMARD, Jean, p. 80 et 97).

[2P. GRELOT, L’espérance juive à l’heure de Jésus, Paris, Ed. Desclée, 1994, p. 298-300. Voir aussi Supplément Cahiers Evangile, n° 100 : "Les figures d’Elie le prophète".

[3Voir J. POUILLY, Supplément Cahiers Evangile, n° 61, "Qumrân", p. 74-78.

[4P. GRELOT, loc. cit., p. 252.

[5Voir par exemple C.-H. DODD, La tradition historique du quatrième Evangile, p. 317-381. C. PERROT, Jésus et l’histoire, Paris, Ed. Desclée, 1979, p. 115-136.

[6I. DE LA POTTERIE, "La notion de témoignage dans saint Jean", p. 197 s.

[7Leçon plus difficile, à préférer à la lecture courante : le Fils de Dieu, qui s’est introduite par harmonisation avec Mt 3,17.

[8S. LYONNET, art. "Péché", Dictionnaire de la Bible Supplément (DBS), t. VII, col. 491 s.

[9X. LEON-DUFOUR, Lecture de l’évangile selon Jean, t. I, p. 322.

[10C.-H. DODD, La tradition historique du quatrième évangile, p. 358 s.

[11On relève, en effet, que, selon son habitude constante, Jean préfère les verbes aux substantifs : martus n’est jamais dit du Baptiste, mais toujours est employé à son sujet le verbe marturein.

[12L. DEVILLERS, "Les trois témoins : une structure pour le quatrième Evangile", Revue Biblique, 1997, p. 40-87 (citation de la p. 72).

[13A la différence des Synoptiques, le quatrième Evangile ne mentionne ni l’emprisonnement ni la mort du Baptiste.

[14Voir mon article "Qumrân et Jean-Baptiste", DBS, t. IX, 981-996.

[15Farah MEBARKI et Emile PUECH, Les manuscrits de la mer Morte, Ed. du Rouergue, 2002, p. 194.

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Edouard COTHENET

Prêtre du diocèse de Bourges.

Publié: 01/01/2018