Les Droits de l’Homme face aux nouveaux défis

Droits de l’homme aux mille facettes

Prendre connaissance de la diversité des lieux d’intervention des membres des communautés chrétiennes françaises dans le domaine des droits de l’homme est fort réconfortant. Ce champ d’action est en effet immense. touchant la question des migrants, des réfugiés, celle des prisons. des exclus, des marginalisés. défendant les victimes de violences, luttant contre la torture, intervenant pour diminuer la malnutrition et le mal développement mondial, tentant de répondre aux appels des enfants, tant sur le terrain politique que caritatif... etc.

Plusieurs soucis reviennent malgré la diversité de ces activités : celui de l’éducation aux droits de l’homme semble très présent dans l’ensemble des mouvements ou des groupes de chrétiens qui s’engagent dans le domaine des droits de l’homme. Celui également d’une solidarité pratique, allant jusqu’au partage matériel, pour ne pas se contenter de mots. Celui aussi qui met l’accent sur l’urgence toujours réelle du geste d’accueil, d’écoute, de dépannage, dans une société dont les rouages n’aiment pas être dérangés par l’imprévu. Dans plusieurs groupes se manifeste également un désir de mieux connaître ce que sont les droits de l’homme et d’approfondir les concepts qu’ils recouvrent.

Cette variété est bon signe. Elle est la démonstration que la dynamique des droits de l’homme est prise en compte dans les multiples terrains d’action sociale et personnelle. Par ailleurs, cette diversité rend difficile une réflexion commune tant les angles d’approche et d’engagement sur la question des droits de l’homme sont variés. Sans doute avons-nous à faire un effort commun pour repérer quelles sont les questions nouvelles que posent les droits de l’homme à l’aube de l’an 2000 et ce à travers l’immense variété de nos pratiques dans ce domaine. Une clarification démontrerait sans doute que, au-delà de cette diversité, des soucis communs apparaissent pour que les droits de l’homme deviennent toujours davantage une réalité.

Une dynamique en évolution

Depuis 50 ans, la manière dont les sociétés reçoivent le message des droits de l’homme a fortement varié. Pour nous en tenir à la société française. il semble que le temps d’une approche purement théorique soit dépassé. Nous mettons légitimement l’accent sur l’opérationnel et les droits de l’homme se trouvent confrontés au défi de leur efficacité. Il faut qu’ils fassent leur preuve aujourd’hui. Il ne s’agit pas de rechercher des recettes ni même des programmes "clé en main" pour résoudre nos problèmes, mais nous ne pouvons nous contenter de l’incantation ni même des discours d il y a 50 ans. De nouveaux défis doivent être relevés. Nos communautés rencontrent de nouveaux problèmes dans leur action pour les droits de l’homme. Il n’y a pas lieu de s’étonner de ce que cette action connaisse aujourd’hui des évolutions et rencontre des problèmes nouveaux. Cette action est au cœur de la vie des sociétés. Celles-ci évoluent sans cesse sous l’effet d’événements ponctuels, de facteurs culturels, techniques, philosophiques, nouveaux. Il est bon signe que la question des droits de l’homme ne se pose pas aujourd’hui dans les mêmes termes qu’elle se posait il y a 30 ans. Cela prouve que ceux-ci ne sont pas déconnectés de la réalité vécue par les hommes et les femmes d’aujourd’hui.

Un premier défi semble devoir être relevé : comment nos communautés chrétiennes se donnent-elles le moyen de repérer les évolutions, de situer les problèmes nouveaux ? Quels outils avons-nous pour analyser les phénomènes les plus récents et pour inviter nos communautés à y réfléchir ? Nous nous étonnons parfois du décalage qui peut exister entre le discours de nos communautés chrétiennes et la manière dont ils sont reçus par les sociétés modernes. Cela peut provenir de ce que les dites sociétés n’ont pas l’intention d’entendre ce que les Eglises veulent dire. Mais cela peut provenir également de ce que les messages ecclésiaux ne tiennent pas compte des solutions ou des nouvelles conditions qu’il convient de respecter pour que le message passe.

Je tenterai de repérer quelques-uns uns de ces nouveaux. défis que rencontre l’action pour le respect effectif des droits de l’homme.

1. La mise en oeuvre politique

Il me semble qu’un sentiment nouveau apparaît autour des droits de l’homme : tout le monde les somme de pénétrer réellement la vie quotidienne de nos sociétés, et de ne pas se contenter de demeurer des juges extérieurs, éloignés des contingences, enrobés de pureté et souvent taxés d’inefficacité.

Après le temps des déclarations qui étaient nécessaires, celui de l’élaboration de normes et de la mise en oeuvre de mécanismes de contrôle, le temps est venu pour les droits de l’homme de leur "entrée en politique". Ce mot doit être pris au sens large et non au sens politicien, les droits de l’homme n’appartenant à aucun parti, et n’étant soumis à aucune étiquette. Entrer en politique signifie pour les droits de l’homme prendre une part effective dans les choix faits pour construire la société nationale et internationale à travers ses dimensions sociales économiques, stratégiques, diplomatiques, technologiques, etc.....

Il semble en effet évident que le thème même des droits de l’homme existe véritablement dans la société mondiale d aujourd’hui (sûrement insuffisamment à mon goût).

Cependant dans les consciences individuelles. dans les débats nationaux, ou internationaux, dans les analyses qui sont faites des événements que nous connaissons, les droits de l’homme doivent prendre leur place. Il est peu de chefs d’Etat, aussi dictatoriaux soient-ils, qui puissent faire fi de la référence aux droits de l’homme. Les chefs d’Etat savent d’ailleurs le faire avec autant de brio que d’hypocrisie. Il ne s’agit donc pas de dire que les droits de l’homme existent et sont respectés. Seulement de souligner qu’ils existent c’est-à-dire que l’on doit les prendre en compte dans les débats mondiaux d’aujourd’hui. A côté de cette existence théorique, les droits de l’homme ont également créé des espoirs pratiques chez des millions d’hommes et de femmes, chez des peuples abandonnés ou menacés. Cette existence d’espérance constitue également un défi à relever. Nous n’avons pas le droit de désespérer davantage ceux. qui ont déjà tant de mal à espérer.

Pour rester crédibles, les droits de l’homme doivent plus que jamais s’incarner dans des décisions des programmes politiques. économiques, ou autres.

Il n’est pas question de confondre l’action pour les droits de l’homme et l’action politique qui obéissent toutes deux, à des lois différentes et des exigences variées. Il s’agit d’insister sur le souci de la mise en oeuvre politique des projets définis par les droits de l’homme.

Or, ce défi est difficile à relever, en particulier pour les communautés chrétiennes car un certain nombre d’entre elles (et cela est vrai de la communauté catholique) ont du mal avec " le politique" en général. Il est vrai que dans un certain nombre d’associations de défense de droits de l’homme de nombreux déçus de la politique ont trouvé refuge. Il est vrai également que les droits de l’homme sont parfois le refuge des craintifs de la politique. Il est vrai que le monde politique ne donne pas toujours des signes d’une vitalité ou d’une vérité qui nous engagent à lui faire confiance.

Cependant, une fois de plus, nos communautés chrétiennes sont appelées à relever le défi politique et cela même au nom des droits de l’homme qu’elles veulent défendre et mettre en oeuvre. Nous avons alors à nous demander comment notre spiritualité chrétienne nous prépare-t-elle à cette mise en oeuvre politique ? Comment nos Eglises et nos communautés intègrent-elles cette dimension de la stratégie dans l’ensemble de leur pastorale ? Il n’est pas d’avenir pour les droits de l’homme si nous ne répondons pas à ce défi.

La difficulté ne provient pas seulement du malaise pouvant exister entre le monde catholique et la politique en général. Il est vrai que celle-ci est malade. On se demande de plus en plus pour quelle raison participer au débat politique. Qui est aujourd’hui autorisé à y participer ? Ne s’agit-il pas d’un spectacle réservé à quelques grands qui ne sauraient manquer le rendez-vous du "20 heures" chaque soir ?

Crise de participation et crise de l’organisation politique elle-même. Nous avons du mal à choisir aujourd’hui des modes de représentation des divers groupes sociaux. Les systèmes passés sont parfois aujourd’hui récusés ou en tous cas sont parfois vidés de leur substance et de leurs acteurs. L’on peut s’interroger sur la réalité de l’exercice du pouvoir et se demander si cette aventure est d abord une aventure personnelle ou clanique, ou véritablement un service du bien commun du bien commun. L’on peut également s’interroger sur la question de savoir si les responsables politiques détiennent la réalité du pouvoir ou s’ils ne sont que quelques marionnettes agitées par d’autres demeurant dans l’ombre.

Le défi est donc posé aux communautés chrétiennes d’une véritable éducation à la citoyenneté et ce dans tous les lieux de vie qu’elles organisent.

Toujours dans le domaine politique, se pose le problème de la mise sur pied de véritables pouvoirs politiques continentaux ou mondiaux. Comment les droits de l’homme peuvent-ils rester crédibles, s’il n’existe pas des lieux à l’échelle d’un continent ou di la planète, qui les mettent effectivement en oeuvre, les régulent, suscitent des jugements éventuellement, parfois des interventions ? Le défi de la mondialisation se pose également aux droits de l’homme, et cela n’a rien d’anormal. Les Eglises chrétiennes, et tout spécialement l’Eglise catholique qui a toujours eu cette visée universelle, ne devraient pas se sentir mal à l’aise dans la constriction d’un monde planétaire et dans l’instauration de pouvoirs à cette échelle.

2. Les défis de "l’opinion publique"

Il semble que le défi soit pluriel. Il est clair que " l’opinion publique" existe, même si celle-ci est particulièrement fragile et volatile. L’opinion publique est cette force qui est capable de sauver la vie d’une jeune femme condamnée à mort dans les Emirats arabes. Le pouvoir de s’émouvoir en 48 heures sur un événement et de provoquer des réactions de colère, de passion, de générosité, parfois même des manifestations. Plus concrètement, l’opinion publique peut être décrite à travers l’immense chaîne qui existe sur le plan mondial entre des millions d’associations (ONG de tailles diverses) qui luttent pour les droits de l’homme. Cette alliance constitue uni chance extraordinaire pour les oubliés du monde entier. En effet, si dans tous les pays, des hommes et des femmes courageux ont toujours su s’organiser, la nouveauté tient en ce qu’aujourd’hui ces petits groupes peuvent effectivement travailler ensemble, efficacement et rapidement sur le plan planétaire. Voilà que l’alliance rêvée il y a quelques décennies devient effective.

Le défi qui se pose donc à nos communautés est de savoir comment chacune d’elle, et comment chaque membre de ces communautés, prend effectivement sa place dans cette opinion publique, au cœur de cette alliance mondiale. Il serait en effet étonnant qu’une telle force se développe sans que nous y soyons pleinement partie prenante. Cela exige de nous organiser. d y consacrer du temps et de l’argent. Cela exige aussi de réfléchir à des stratégies communes avec d’autres acteurs qui parfois nous dérangent.

Par ailleurs le défi de l’opinion publique tient en ce que celle-ci nous effraie, nous déroute. Si souvent les responsables de nos communautés chrétiennes semblent dire que cette opinion publique ne comprend rien à leur message. Qu’il est impossible de la toucher réellement, que le public ne s’intéresse qu’à des futilités alors que nous avons tant de choses importantes à leur dire ! A la fin de ce 20e siècle il est classique de dire que la communication obéit à de nouvelles lois. Il est pour chaque communicateur exigeant de se redire que le message, s’il doit être transmis, doit veiller non seulement à son contenu, mais également, parfois hélas surtout, à sa forme de transmission. A quoi sert de mettre au point un message performant s’il n est pas recevable par ses destinataires ? La communication contemporaine exige que nous tenions compte des capacités de réception d’une opinion publique à la fois saturée d’informations,. et demanderesse de toujours plus d’affectif, de chocs et d’événements.

Le défi est donc, pour les communautés chrétiennes. et pour tous les groupes qui travaillent dans le domaine des droits de l’homme, d’adapter leur mode de communication aux techniques et aux exigences modernes. La difficulté est toujours de savoir ne pas tomber dans un formalisme qui ne se préoccupe plus du contenu et ne mettrait l’accent que sur la forme.

En tous cas, il me semble que le défi posé aujourd’hui pour les chrétiens agissant dans le domaine des droits de l’homme est celui de mieux savoir communiquer, et ce à travers le monde entier.

3. Le défi des nouveaux pouvoirs

Je ne développerai pas ces points qui sont repris dans les contributions que différents experts vont apporter dans le cadre d’ateliers sur les médias, la bioéthique, l’économie et la société... Il est clair en tous cas que les défenseurs de la dignité humaine ne doivent pas se contenter des pouvoirs politiques. Si ceux-ci constituent la cible privilégiée de leur action, ils ne sont plus les seuls à influencer les décisions nationales ou mondiales. Le pouvoir économique, monétaire, le pouvoir médiatique, peut faire tout autant sinon beaucoup plus qu’un pouvoir politique dans le domaine de la défense effective des droits de l’homme. La difficulté est que seuls les pouvoirs politiques se sentent actuellement engagés par les textes universels édictés en matière de droits de l’homme. Il y a donc un travail important à faire pour faire admettre aux autres pouvoirs, que la perspective des droits de l’homme et de leur application effective ne doit pas leur être étrangère. Ainsi en est-il dans le domaine de la recherche scientifique et des applications technologiques qu elle entraîne. De même dans le domaine de l’économie du développement. A quoi servirait-il de parler de droits de l’homme si l’activité économique et monétaire n’était pas elle aussi soumise aux perspectives fondamentales du respect de la dignité humaine ?

En face de ces nouveaux pouvoirs, nos communautés doivent donc relever le défi de mieux les connaître et mieux les maîtriser. En effet, il ne s’agit nullement de s’opposer à l’évolution inévitable dans ces domaines ni aux progrès évidents qu’ils peuvent représenter.

4. Le défi de la misère

Je ne développerai pas davantage ce défi, puisqu’il est développé dans le cadre de l’atelier sur "économie et société". Cependant, s’il y a 30 ans,. les pays du tiers monde rejetaient les projets émis en matière de droits de l’homme, ils le faisaient au nom même de la lutte contre la misère. Plusieurs représentants d’Etats du tiers monde pouvaient légitimement trouver que les préoccupations des droits de l’homme n’étaient pas suffisamment opérationnelles dans le domaine économique, social et culturel. "A quoi me servent vos droits de l’homme tandis que mon peuple meurt de faim !",

Aujourd’hui les textes de droits de l’homme ont été largement complétés par des documents sur les droits économiques, sociaux et culturels. De même la règle de l’indivisibilité des droits de l’homme exigeant une égale attention au respect des libertés et au respect des droits économiques a été rappelée à de nombreuses reprises.

Il est évident que la mise en oeuvre des droits civiques et politiques, ne s’opérera pas de la même manière que celle des droits économiques, sociaux et culturels. Pourtant, ces deux types de revendication sont d’égale valeur et d’égale importance pour l’avenir des droits de l’homme.

5. Le défi de l’universalité

La question est souvent posée dans nos groupes : mais les droits de l’homme sont-ils réellement universels ? N’y a-t-il pas impérialisme de la part des pays occidentaux qui de vouloir imposer ces textes au monde entier ? N est-il pas légitime que certains peuples ou certaines cultures rejettent ces proclamations comme étant étrangères à leur patrimoine ?

La question de l’universalité doit s’apprécier sans oublier un principe fondamental : les droits de l’homme repose sur l’engagement politique et juridique pris par tous les gouvernements à leur propos. Aucun gouvernement ne peut dire que ces droits de l’homme lui sont étrangers puisque tous les gouvernements membres de l’ONU acceptent la Déclaration Universelle de 1948. Les droits de l’homme ne leur sont donc pas un message extérieur. Ils font partie des engagements de toutes les autorités du monde.

Comment se pose aujourd’hui le problème de l’universalité des droits de l’homme ? Il y a 20 ans l’on entendait souvent des animateurs de groupements du tiers monde s’interroger sur la consonance que les textes universels en matière de droits de l’homme pouvaient avoir par rapport à leur culture. Aujourd’hui le discours n’est plus le même . Face à la contestation de l’universalité des droits de l’homme, il convient de se poser deux questions : Qui conteste cette universalité ? Pour aboutir à quel résultat ? Les contestataires de l’universalité des droits de l’homme se trouvent aujourd’hui principalement parmi les dictateurs. Ce sont en effet les chefs d Etat d’Indonésie, de Chine, de Cuba, de l’Iran, ou d’autres, qui sont capables de se coaliser pour affirmer que si la préoccupation des droits de l’homme est légitime, elle n’est pas universelle. Il est important donc de prendre connaissance de l’origine de la contestation. En effet, les associations de défense des droits de l’homme qui travaillent aujourd’hui dans le tiers monde, ainsi que les populations conscientes de ces pays ne contestent pas l’universalité des droits de l’homme. L’exemple du discours sur les "Valeurs asiatiques" est caractéristique : si les chefs d Etats asiatiques mettent en avant cette notion de valeur indigène qui contesterait la dimension universelle des droits de l’homme, les défenseurs de la dignité humaine ne le font pas. Il y a quelques mois un grand forum rassemblant uni centaine d’ONG asiatiques a rappelé son attachement à la dimension universelle des droits de l’homme et a dénoncé l’utilisation qui était faite par certains dictateurs de la notion de valeurs asiatiques pour refuser tout contrôle et poursuivre leur dictature.

La seconde question est en effet de se demander dans quel but contester l’universalité des droits de l’homme ? La question est posée par les dictateurs exclusivement pour aboutir à la conclusion : ne venez pas m’ennuyer chez moi. Laissez moi torturer en paix. La contestation de l’universalité des droits de l’homme n’est donc pas faite au nom d’un apport complémentaire qu’il faudrait faire, ou d’un enrichissement mutuel. Il est fait pour aboutir à une plus grande autonomie et pour interdire à un regard extérieur de se poser sur la politique nationale menée parle dictateur. Une telle contestation est totalement en contradiction avec l’engagement juridique pris par ces Etats d’appliquer les mêmes textes. Lorsqu’un Etat signe un texte aux côtés d’un autre Etat, les deux Etats se donnent réciproquement un droit et un devoir de regard sur ce que chacun fait pour le respect effectif des engagements souscrits. Que signifierait une signature commune si elle ne donnait pas aux partenaires la possibilité d’interroger son voisin ?

Alors le débat sur l’universalité est-il faux ? Sans doute pas. Le débat sur l’universalité est celui de la mise en oeuvre des droits de l’homme, à savoir des contenus de ceux-ci. Les militants de droits de l’homme qui, au risque de leur vie, contestent l’autorité locale, ne contestent pas l’universalité des droits de l’homme. Au contraire ils en réclament une mise en oeuvre effective. Cette mise en oeuvre suppose que nous laissions à d’autres cultures la possibilité de s’exprimer sur les choix fondamentaux qu’entraîne l’option pour les droits de l’homme. Il est évident que l’étudiant chinois se plaçant devant un char sur la place Tien An Men au nom de la justice et des droits de l’homme, n’avait pas le sentiment de défendre une conception judéo-chrétienne. De même pour Madame Aung Sang Suu Ky, de Birmanie, elle n’est pas là pour défendre notre conception de la liberté. De même pour Rigoberta Menchu et sa défense des peuples autochtones. De même pour les 28 années de détention de Nelson Mandela. Elles n’ont pas été faites au nom d’un idéal judéo-chrétien occidental.

L’accord est bien universel sur l’acte de foi en la dignité de la personne, c’est à dire sur l’option prise pour faire de la personne un sujet. Pour refuser que celle-ci ne puisse être utilisée comme un objet. L’accord est également universel pour que la mise en oeuvre des droits de l’homme se fasse dans le cadre d’un contrôle commun et mutuel. Aucun groupe de défense des droits de l’homme ne conteste aujourd’hui la nécessité de mécanismes internationaux pour surveiller la mise en oeuvre des textes.

Ce n’est pas contester l’universalité des droits de l’homme que de dire qu’il y a plusieurs manières de rendre la justice dans un pays. Si nos états mettent l’accent sur l’intervention judiciaire avec l’aide d’un juge, de textes écrits, de formalisme important, de peines et de prison, d’autres cultures peuvent souhaiter que la justice soit rendue à travers la recherche d’une médiation, le maintien d’une harmonie sociale, la réconciliation avant tout, la réparation effective des offenses. Oui, la mise en oeuvre des droits de l’homme aboutit non pas au repliement de chaque culture sur elle-même mais à un vaste débat. Cependant. ce débat, et c’est là l une des exigences de l’universalité, se fait sous le regard de la communauté universelle. Ainsi à propos des châtiments corporels prévus par certaines lois pouvant aller jusqu’à la flagellation, l’amputation d’un membre, la communauté mondiale n’a pas à accepter certaines pratiques inhumaines sous le seul prétexte qu’elles seraient culturellement traditionnelles ou légalement justifiées. Récemment, le Rapporteur de l’ONU sur les problèmes de torture disait que si l’emprisonnement pouvait être considéré comme un châtiment admissible par l’ensemble de la communauté humaine, par contre celle-ci ne pouvait accepter l’amputation, la lapidation, la flagellation, comme un traitement humain.

Si l’universalité des droits de l’homme invite chaque culture à tirer de ses propres trésors les solutions aux problèmes sociaux qu’elle rencontre la même universalité invite au débat et éventuellement à l’interdiction de certaines pratiques. La difficulté, et il s’agit là d’un défi pour les communautés chrétiennes, est d’accepter de participer pleinement à ce débat. La difficulté est également que ce débat ne doit pas se faire à sens unique, les pays riches se posant en donneurs de leçons à l’égard des plus pauvres. Ceux-ci ont bien des questions à nous poser sur la manièrent nos sociétés créent des millions d’exclus, sur les traitements réservés à un certain nombre de nos personnes âgées, ou au contraire de nos plus jeunes enfants.

6. Le défi du débat universel

Il n’est pas nécessaire d’insister longuement sur l’urgence qu’il y a à entrer en débat. Le débat concernant les droits de l’homme portera à la fois sur les fondements de ceux-ci et sur leur contenu, ainsi que je l’ai déjà indiqué en parlant de l’universalité.

A propos des fondements des droits de l’homme, il est nécessaire de rappeler que ceux-ci se suffisent à eux-mêmes. Parce qu’ils sont édictés sous forme juridique, leur application ne dépend pas d’un accord philosophique ou théologique. Ils sont une règle à laquelle l’Etat a souscrit. Ils doivent être appliqués.

Cependant, nous nous rendons bien compte que cette référence purement juridique, si elle est nécessaire, n’est pas toujours suffisante. En effet. les droits de l’homme pour être effectivement appliqués doivent influer sur l’éducation de chaque membre de la société. Or. comment modifier l’éducation de chacun d’entre nous, si nous ne partons pas des valeurs essentielles sur lesquelles chaque société repose. Pour éduquer il faut rejoindre les réalités culturelles, anthropologiques, philosophiques, de chaque peuple et de chaque personne. Ainsi pour parvenir à une formation tenant compte des exigences des droits de l’homme, nous sommes amenés à ouvrir un débat local et mondial sur les questions essentielles : qu’est-ce que la personne humaine, comment notre société fait-elle justice, quels pouvoirs reconnaître à l’Etat et à d’autres contre-pouvoirs ? Qu’est-ce qu’un devoir au regard d’un droit ? Qu’est-ce que le bonheur dans notre communauté ? Quel est le rôle que l’on assigne au droit et aux différents acteurs chargés de le faire respecter ? ...

Ainsi le débat doit s’ouvrir au cœur de chaque culture pour que celle-ci dise sur quoi reposent les valeurs essentielles qui se retrouvent dans le mot de dignité. Le débat porte également sur le contenu des traductions de cette exigence de dignité.

Le grand défi contemporain est que toutes les sociétés puissent participer à ce débat. Nos communautés chrétiennes doivent à leur tour y prendre leur place.

Mais cela suppose de leur part qu’elles soient au clair avec les valeurs qu’elles prétendent défendre. Sommes-nous capables de justifier les raisons de notre approche de la justice, de la nécessité du droit, de la notion de devoir, de notre approche de la personne humaine, de l’organisation politique et sociale ? Pour relever le défi du débat universel, nos communautés chrétiennes ont à approfondir leurs propres convictions et à les formuler clairement.

7. Le défi de l’interpellation extérieure

Il me semble que l’action pour les droits de l’homme exige que nous acceptions de relever le défi de l’interpellation extérieure. Comment nos communautés chrétiennes, nos Eglises, acceptent-elles que le monde extérieur les interroge sur leurs convictions, sur leurs pratiques. Qu’il soit clair qu’accepter d’être interrogé de l’extérieur ne signifie pas pour autant que les communautés chrétiennes se sentent obligées de copier leur mode d’organisation sur d’autres modes d’organisation. Accepter d’être questionné ne veut pas dire se sentir condamné à copier et à reproduire un unique modèle. Bien au contraire.

Cependant. nous avons parfois du mal à vivre cette interpellation extérieure par des pensées qui nous sont étrangères, sans ressentir cela comme une agression. S’il est nécessaire de réfléchir sur la question des droits de l’homme dans l’Eglise, ce n’est pas d’abord pour souscrire à une mode. Ce n’est pas non plus pour contester pour le plaisir de contester. C’est pour manifester clairement que les Eglises ont à accepter d’être questionnées par les principes fondamentaux que posent les droits de l’homme. Accepter cette interprétation extérieure, c’est reconnaître que d’autres, qui n’appartiennent pas à l’Eglise, peuvent lui apporter quelque chose qui l’aidera dans sa tâche d’évangélisation. Il n y a pas de progrès possible dans un travail commun pour les droits de l’homme si l’autre, les autres groupes, ne sentent pas que nos communautés chrétiennes sont désireuses d’entrer en dialogue, non pas pour le subir, mais pour s’en enrichir. Il y a une disposition d’esprit extrêmement importante pour parvenir à ce véritable débat.

Enfin. accepter l’interpellation extérieure, c’est accepter de revisiter certains de nos modes de pensée, certaines de nos convictions, certains de nos types d’organisation. C’est accepter de donner au mot tradition toute sa valeur la plus vivante. C’est accepter que cette tradition soit sans cesse soumise aux critères de la vie, de l’amour partagé pour qu’elle ne s’enferme pas dans une crispation historique. Oui, accepter l’interpellation extérieure c’est inviter nos Eglises à réétudier certaines de leurs positions en tenant compte des évolutions des mœurs, et des facteurs qui composent les société contemporaines.

Ce n’est pas abandonner lesdites convictions, c’est les passer au tamis des exigences nouvelles de l’annonce de la bonne nouvelle de la vie qui a vaincu la mort.

Une faute d'orthographe, une erreur, un problème ?   
 
Guy AURENCHE

Membre de Justice et paix France.

Publié: 30/11/1999