Liberté, égalité, fraternité, laïcité ?

Ce texte constitue l’éditorial du numéro 777 (fin 2014) de la revue trimestrielle "L’Œuvre d’Orient".

En voiture avec un prêtre oriental, curé de paroisse en France, ce dernier me confia la difficulté pour lui et pour ses paroissiens de trouver leur place dans une société marquée par la laïcité. C’est alors que, longeant un bâtiment public, je vis écrit sur le fronton « Liberté, égalité, fraternité, laïcité ». J’avoue que cette manière de rajouter laïcité à notre devise nationale est une vogue qui m’agace. D’abord, parce que notre devise, bien qu’elle soit celle du Grand Orient, est fixée par notre constitution et qu’il n’y a aucune raison de la modifier subrepticement, même si la constitution mentionne la laïcité de la République. Ensuite, parce qu’il n’y a pas la même adhésion aux trois premières valeurs que vis à vis de la laïcité - qui est celle de l’Etat et des pouvoirs publics, et non celle de l’espace public, de l’opinion publique„ des usagers des services publics. Et même, en ce qui concerne l’Etat, la manière de comprendre la laïcité ne fait pas l’unanimité.

En effet, la laïcité, neutralité de l’État, ne doit pas être confondue avec le laïcisme qui serait l’athéisme d’État. Ainsi la loi de 1905, qui conduisit à la confiscation des biens d’Église pourtant reconstitués après la confiscation de la Révolution française, n’a pas séparé l’Église et l’État, car ce dernier ne peut ignorer complètement le fait religieux. Prenons quelques exemples. L’État doit assurer la liberté de culte qui figure à la liste des droits fondamentaux dont il est garant ; ainsi il assure des services d’aumônerie pour les citoyens qui ne peuvent se déplacer. Existent donc des services officiels d’aumônerie dans les armées, les hôpitaux, les prisons, et les lycées, historiquement pour les élèves internes. En outre, les cathédrales et les églises construites avant 1905 appartiennent aux pouvoirs publics qui doivent les entretenir et les remettre au ministre du culte légitime. Enfin, chaque citoyen a le droit d’exprimer publiquement sa foi, sauf à perturber l’ordre public. Aussi, dans les écoles, collèges, lycées, seuls les signes religieux « ostentatoires » sont interdits, ce qui signifie que les autres sont autorisés, et le Conseil d’État exerce sa vigilance constante sur ce point.

Cependant, au-delà du droit, nous assistons à une certaine culture laïciste qui voudrait, sans fondement légal, repousser le fait religieux dans la vie « privée », ce qui était d’ailleurs le point de vue soviétique. En effet, nous ne vivons pas selon une structure binaire « privé-public », comme au XIXe siècle, mais selon une structure ternaire « privé-social-public », et la vie religieuse est de toute évidence un fait social que l’État ne peut donc ignorer. Voilà pourquoi il lui a fallu mettre en place un Consistoire israélite et le Conseil français du culte musulman. Cependant, ce laïcisme conduit à une méconnaissance de toute culture religieuse, ce qui affaiblit notre culture générale et aboutit à une mésestime du fait religieux. Ainsi, ceux qui exercent des responsabilités ignorent trop souvent la force des facteurs religieux. L’approche de l’ancienne Yougoslavie, des pays d’Europe de l’Est, de l’ex-Union Soviétique, du Moyen-Orient, de l’Islam en France et hors de France souffre d’une incompréhension qui s’enracine dans une incompréhension du fait religieux.

La question de la « laïcité positive », mise en avant par le Président Sarkozy, a été posée lors du synode des Évêques pour le Moyen-Orient, et a été reprise par le pape Benoît XVI dans son Exhortation post-synodale. Pourtant, la laïcité est regardée avec méfiance par nos amis d’Orient car ils la comprennent comme un laïcisme, un athéisme d’État, en tout cas une mésestime du fait religieux.

Les événements dits du « printemps arabe » sont lourds d’une carence d’approche religieuse, même s’il ne s’agit pas de nier les aspects économiques, diplomatiques, éthiques, politiques de ces phénomènes. L’Occident n’a pas su comprendre l’élan religieux qui pouvait entraîner les foules, faire naître une espérance, jouer le rôle d’un ciment social. Incompréhension donc en Libye et en Tunisie. Incompréhension aussi du rôle des Frères musulmans en Égypte, tantôt minimisé, tantôt considéré comme incontournable et donc comme interlocuteur inévitable et exclusif des pays occidentaux. Incompréhension aussi du refus du projet islamiste porté par les Frères de la part de la population égyptienne, refus qui provoquera dans un premier temps l’émotion affligée des pays occidentaux. Incompréhension encore de la situation en Syrie, où les dangers de l’opposition islamiste radicale ont été manifestement sous-évalués. Incompréhension enfin de ce qui peut se passer en Turquie, en Iran, ou dans la péninsule arabique.

La méconnaissance du fait religieux conduit aussi à ne pas comprendre l’importance de la place des chrétiens d’Orient. Parfois, ils ne sont évalués qu’en fonction de critères démographiques, économiques ou politiques. J’ai souvent l’impression qu’on me demande « les chrétiens d’Orient, combien de divisions ? »

Les chrétiens en Orient ne sont ni une pièce de musée ni une réserve d’Indiens. Leur présence ne peut être comprise en profondeur que dans une dimension religieuse. Et celle-ci n’est pas seulement une fidélité au passé, elle est aujourd’hui une présence, signe des valeurs qui peuvent permettre aux sociétés arabo-musulmanes de rester vivantes. La disparition des chrétiens serait un suicide pour les pays du Proche et du Moyen-Orient. Sans les chrétiens, les peuples musulmans risquent de se détourner des valeurs humanistes, de ce qui permet une vie sociale, de ce qui est une ouverture à la modernité et d’une place dans le concert des nations. L’Islam ne peut ignorer sa responsabilité dans le maintien des chrétiens en terre orientale. Et ce non-maintien serait un signe terrible de récession, de perte de liberté, de résignation à une violence qui se retournerait contre les musulmans eux-mêmes. La crise du Moyen-Orient est simultanément une crise pour les différents pays qui le composent et une crise pour la présence chrétienne. Celle-ci est un défi spirituel pour le monde musulman. Les musulmans de bonne volonté en sont parfaitement conscients.

La mauvaise compréhension de l’importance du fait religieux éclaire également la situation en Irak. Comment ceux qui ont envahi l’Irak, et qui ont voulu apporter la démocratie, ont-ils pu ignorer qu’ils donnaient le pays à des chiites amis de l’Iran ? Est-ce vraiment ce que les Américains voulaient ? Et comment a-t-on pu ignorer la charge d’esprit de vengeance contre les sunnites que cela allait provoquer ? Et donc de pousser les populations sunnites vers un radicalisme terrible, vers le Daech que l’on essaye maintenant de combattre.

La liste de ces incompréhensions est longue. Elle risque d’inclure bientôt le monde indien, les forces qui traversent l’Inde et le Pakistan.

La dégradation de la laïcité en laïcisme ferme une voie possible pour les sociétés arabes. En d’autres temps, le parti Baas, fondé en particulier par des chrétiens, avait une visée de laïcité. Comment les chrétiens n’y verraient pas une solution qui permettrait une égale citoyenneté pour tous ? Mais cela était peut-être prématuré... Pourtant, il s’agit d’un chemin de recherche. Non pas une laïcité à la française, ou à l’occidentale, mais une solution originale conforme au génie de l’Orient. Elle permettrait une prise en compte du respect pour le fait religieux comme tel, mais aussi pour une autonomie du politique que souhaite la population dans son ensemble.
Je suis conscient de la difficulté d’une telle recherche, mais je ne la crois pas impossible. Les esprits éclairés et les hommes de bonne volonté y travaillent déjà. Les peuples y aspirent aussi, car nombreux sont ceux qui sont effondrés devant les cruautés des terroristes.
Je suis de ceux qui croient que ces terroristes ont perdu la partie, non seulement par leurs maladresses et par leurs excès, mais pour des raisons spirituelles. Leur mépris du fait religieux authentique leur donne une illusion de pureté et d’invincibilité. En vérité, ce mépris les conduira à l’effondrement.

Une faute d'orthographe, une erreur, un problème ?   
 
Pascal GOLLNISCH

Prêtre, directeur de L’Œuvre d’Orient.

Publié: 01/03/2015