Les créationismes : Un enjeu pour l’Europe des cultures, des sciences et des religions

Intervention au Conseil de l’Europe le 16 mars 2007

1. Les créationnistes existent. Je raconte dans mon dernier ouvrage comment j’en ai rencontrés à plusieurs reprises, aux Etats-Unis et en France [1] . Il y a quelques jours encore, de passage à New York, j’ai pu assister à un office religieux au cours duquel le pasteur s’est lancé dans une longue et tonitruante imprécation contre les théories de l’évolution ; seule la Bible, selon lui, peut nous dire quelque chose de vrai et de sensé à propos de l’origine du monde et de l’humanité. Et il n’a pas cessé de rendre grâce toutes les trois minutes pour ce Créateur si puissant ! Certes, nous pourrions penser que ce genre d’office (j’allais dire de spectacle, car la scène se déroulait à Broadway et en avait bien le style) reste limité au milieu américain. Si la forme l’est sans doute, le fond ne l’est plus désormais. D’une manière complexe et diffuse, les mouvements créationnistes ont en effet pris pied en Europe, en particulier au travers de mouvements de type évangélique ou encore de groupes de lecture biblique. Même la France, réputée pour son esprit rationaliste, peu enclin à défendre Darwin et encore parfois anticlérical, a connu récemment un événement qui a montré qu’elle n’était plus à l’abri des offensives créationnistes. À la fin du mois de janvier, en effet, un énorme ouvrage (plus de 700 pages, pour un poids de 6 à 7 kilos) a été envoyé à des milliers de chefs d’établissement scolaire, de centres de documentation, de laboratoires de recherche ; j’ai entendu le chiffre de 30 000 exemplaires. Ce livre, intitulé l’Atlas de la création, est le premier volume d’une série annoncée de sept, qui attaque les théories de l’évolution au nom du Coran et de la tradition musulmane, et dénonce Darwin comme étant l’un des plus grands ennemis de l’humanité, au même rang que Pol-Pot ou Hitler ; il conviendrait même de lui imputer les attentats du 11 septembre 2001 ! Bref, un véritable pavé dans la mare française : la question créationniste n’intéresse plus seulement quelques journalistes en quête de sujets brûlants, mais devient de l’ordre de l’intérêt public et relève de la responsabilité des structures gouvernementales, intellectuelles, comme celle que constitue le Conseil de l’Europe. Je voudrais y en donner quelques pistes de compréhension.

2. Je ferais une première remarque qui constitue aussi une difficulté. Au-delà de l’extrême variété de courants et de mouvements, d’opinions et de convictions, de groupes et de personnes qui sont rassemblés sous le vocable de créationnisme, il convient de se rappeler que ce terme pourrait être, en tout état de cause, appliqué à tous ceux et celles qui confessent un Dieu créateur, un Dieu à l’origine de tout ce qui constitue notre réalité, de l’univers infini à l’humanité. Juifs, chrétiens et musulmans peuvent donc être, à strictement parler, qualifiés de créationnistes. Toutefois, depuis 1859, date de la publication par Charles Darwin de L’origine des espèces, le terme de créationniste désigne ceux qui, au nom de leur religion ou de leur croyance refusent les idées évolutionnistes héritées de Darwin, voire l’idée même d’évolution. Les créationnismes (car ils sont variés) présentent donc un caractère « contre », d’opposition : opposition à Darwin, opposition à l’évolution. Ces courants possèdent aussi un caractère « pour » : ils militent en faveur de la Bible ou du Coran, en faveur des fondamentaux, des dogmes de leur religion, avec de multiples nuances. Ne pouvant toutes les décrire, je voudrais en retenir trois caractères essentiels (évidemment plus ou moins évidents, selon les mouvements).

3. Les créationnismes défendent souvent une attitude littéraliste à l’égard des Écritures Saintes : il convient de les lire « au pied de la lettre ». Si nous lisons dans le livre de la Genèse que le monde a été créé en six jours, c’est ainsi qu’il en a été : en six jours de 24 heures chacun. Des nuances existent : les jours deviennent des millénaires ou encore des ères géologiques, au point de transformer le littéralisme en concordisme : il ne s’agit plus de lire « à la lettre » mais de trouver une concordance, un parfait accord entre le discours religieux et le discours scientifique (autrement dit, le travail de l’intelligence, de la raison ou simplement l’expérience que nous pouvons avoir du monde) ; sinon, il convient tout simplement de rejeter celui-ci.
S’il devient trop difficile de faire concorder ces deux discours, il est alors possible de proposer… une autre science, celle de la création. C’est précisément ce que les créationnistes américains, au début des années 1960, ont proposé et tenté d’élaborer : un discours scientifique qui concorde parfaitement avec les données bibliques, en particulier les six jours de la Création ou encore le Déluge. Ce dernier a toujours eu un grand succès auprès des créationnistes, tellement l’événement revêt une ampleur magistrale, non seulement géographique mais aussi symbolique. Alors les expéditions se multiplient pour retrouver l’arche de Noé (de quoi écrire de véritables romans !) et les expériences de mécanique des fluides et de granulométrie aussi pour expliquer comment le Grand Canyon a pu se creuser en quarante jours ou les réserves de pétrole se constituer dans le même temps ! Sans parler du rassemblement d’un couple de chaque espèce vivante pour monter dans l’arche ou encore des soins à apporter à un tel « zoo ». De quoi effrayer, je dois le dire, les scientifiques et les épistémologues non créationnistes !

4. Un deuxième caractère, souvent associé aux créationnismes, est celui de fondamentaliste. C’est là un mot et un dossier, pourrais-je dire, dont nous entendons souvent parler de nos jours et je ne doute pas que vous l’ayez abordé ici. Il faut se rappeler que les premiers mouvements à avoir été qualifiés de fondamentalistes sont apparus aux États-Unis, à la fin du XIXe siècle ; il s’agissait de revenir aux sources, aux fondements de la religion, de s’y tenir, sans aller chercher ailleurs des interprétations, plus ou moins frelatées parce que trop liées à l’esprit du temps ou à une intelligence touchée par le péché. La coalition dont je parle ici existe toujours : les mouvements créationnistes contemporains appartiennent aux courants, plus larges, des fondamentalismes.

5. Un troisième caractère est l’intégrisme, la revendication intégriste. Une fois encore, c’est un dossier souvent évoqué aujourd’hui, en dehors des sphères créationnistes. J’entends par intégrisme la volonté d’imposer ses convictions et ses règles religieuses (par exemple concordistes ou fondamentalistes) à la société dans son ensemble. C’est bien ce que l’histoire des créationnismes nord-américains nous révèle : très rapidement, ceux-ci ont mis en place des lobbying pour faire voter et imposer des lois interdisant l’enseignement des théories de l’évolution dans les écoles ou, lorsque cela ne fut plus possible, des lois imposant l’enseignement des sciences de la création à temps égal avec celui des sciences de l’évolution. Tout cela ne s’est pas fait sans susciter des difficultés : il y eut des procès, souvent appelés « procès du singe », avec des revendications et des issues diverses. Mais, dans tous les cas, il s’agit bien de stratégies intégristes.

5. L’Europe, nous le savons, n’échappe pas aux mouvements créationnistes, avec une modulation variée des trois caractères que je viens de décrire. L’Italie, la Hollande ont connu des poussées de revendication en faveur de l’enseignement des idées créationnistes et du dessein intelligent. Il semblerait (mais je n’ai pu le vérifier à ce jour) que l’Angleterre rencontre la même revendication d’un enseignement à temps égal des théories darwinistes et des théories du dessein intelligent.

6. Je voudrais m’arrêter à ce mouvement dit du dessein intelligent pour en préciser les enjeux. Nous ne devons pas nous laisser enfermer dans la terminologie. Ce courant de l’ID (Intelligent Design) est parfois qualifié de néocréationnisme ; ce nom sous-entend qu’il existe un créationnisme « ancien » ou « à l’ancienne », si je puis me permettre l’expression, et c’est effectivement le cas : il s’agit des formes bibliques ou plus largement scripturaires du créationnisme (à l’instar du « pavé » musulman envoyé à la France). S’il existe un créationnisme old fashioned, nous pourrions voir, dans le courant de l’ID, le résultat d’un processus bien connu dans la mode : après l’ancien, arrive le nouveau, en attendant le post ou le bio ! Il ne faudrait pas se laisser prendre à ce piège : ce que l’on qualifie de néo-créationnisme présente des caractères particuliers qui le distinguent des formes précédentes de créationnisme.
Tout d’abord, le courant de l’ID reconnait les phénomènes et les faits de l’évolution ; il s’en prend seulement à Darwin et aux théories qui s’y réfèrent, par exemple le néodarwinisme. Ensuite, il propose de partir d’une expérience, d’un constat que tous peuvent faire : le monde est compliqué. Les astronomes nous parlent aujourd’hui de l’ajustement extrêmement précis des caractéristiques de l’univers ; les biologistes nous décrivent des processus évolutifs et génétiques extraordinairement complexes eux aussi. Tout cela peut-il être expliqué par la seule action du hasard, réduit à ce que l’intelligence et la science humaines sont capables de comprendre, de théoriser ? Non, affirment les partisans du dessein intelligent ; il faut nécessairement introduire un facteur supplémentaire qu’ils nomment dessein intelligent, intelligence supérieure. Or, c’est ce facteur que la science moderne a précisément exclu de sa démarche ; Laplace le rappelle à Napoléon, lorsque ce dernier demande au savant où il place Dieu dans son système du monde : « Sire, je n’ai pas besoin de cette hypothèse », répond Laplace. C’est déjà ce que Galilée revendiquait au début du XVIIe siècle (parce que, expliquait-il, la Bible ne dit pas comment va le ciel, mais comment aller au ciel), ou encore Thomas Huxley dans sa défense des idées de Darwin. Le paléontologue américain Stephen Jay Gould, récemment décédé, le demandait encore lorsqu’il soulignait l’importance et la nécessité d’un « non empiètement des magistères », magistère scientifique d’une part, religieux d’autre part. Que vous parliez de Dieu ou d’un dessein intelligent, l’enjeu scientifique, philosophique et religieux de la question reste le même.

7. J’entends souvent parler de lutte ou de bataille : celles menées par les créationnistes ou celles à entreprendre contre eux. Je ne nie pas que nous sommes confrontés à de véritables croisades : les moyens logistiques et financiers mis en œuvre (pensons à cet ouvrage de 7 kilos, envoyé à des dizaines de milliers d’exemplaires !) en sont la preuve tangible. Pour autant, je crois absolument nécessaire d’écarter autant que possible tout danger ou tentation de confrontation brutale, de favoriser l’écoute et le dialogue. Pour ce faire, je crois nécessaire de voir quelles questions ces mouvements créationnistes posent aux mondes religieux et scientifiques.
La première question concerne les premiers : juifs, chrétiens, musulmans, quel rapport entretiennent-ils avec leurs Ecritures ? Quel type de lecture pratiquent-ils ? Une question apparemment banale et pourtant cruciale dans l’enseignement et la pratique religieuse. Une deuxième question est celle de leur rapport au travail de la raison. Même si nous constatons une baisse de l’intérêt des jeunes pour les carrières scientifiques, dans nos pays, l’impact, l’influence des sciences y restent prépondérants ! Je le constate sans cesse dans le cadre de mes activités au Centre national d’études spatiales, à Paris. Enfin, la troisième question est sans doute la plus évidente, celle du lien entre ces communautés croyantes, ces « Eglises » et les sociétés : quelles attentes, quelles revendications, quelles limites ?

8. Le courant du dessein intelligent pose, pour sa part, des questions non seulement aux milieux religieux mais aussi aux milieux scientifiques. Il faut se rappeler que l’approche qu’il défend (ce constat, cette expérience de la complexité du monde) n’est pas nouvelle ; elle est ancienne, voire peut-être même liée à l’émergence de la pensée humaine elle-même. C’est la question de la théologie naturelle : comment expliquer le monde ? Faut-il introduire un facteur transcendant, divin ? Le théologien anglican William Paley, au début du XIXe siècle, expliquait que celui qui découvre une montre sur une plage en déduit nécessairement l’existence d’un horloger ; alors, face au monde, bien plus compliqué qu’un mécanisme d’horlogerie, comment ne pas reconnaître, après Voltaire, l’existence d’un grand Horloger ? Avec le progrès des sciences, la question de la théologie naturelle n’a pas disparu, elle a seulement pris des formes nouvelles, celles entre autres du courant du dessein supérieur. Aujourd’hui, nous devons repenser la place du hasard et de la contingence, de la nécessité et du déterminisme. Rappelons-nous la réflexion de Jacques Monod, au début des années 1970, dans son ouvrage Le hasard et la nécessité : il reconnaissait s’intéresser à la recherche en biologie parce que, précisément, la question de la finalité s’y pose avec une acuité et un paradoxe étonnants. Aujourd’hui, qu’il s’agisse des champs de l’astronomie, de la physique des particules, de la génétique ou de l’évolution, aucun n’échappe à cette interrogation, tout à la fois scientifique, épistémologique, philosophique et théologique. Personne ne devrait se voiler la face.

9. Ainsi, face aux croisades créationnistes, il ne faudrait surtout pas réagir en allumant de nouveaux bûchers ou en instruisant de nouveaux procès. Il faut au contraire susciter, promouvoir, accompagner les nécessaires débats et disputes, recherches et réflexions dans lesquels, malheureusement, trop de personnes hésitent aujourd’hui à entrer et à s’investir. Je souhaite que les travaux de votre commission et du Conseil de l’Europe viennent appuyer toutes les initiatives qui pourront s’inscrire dans cette perspective.

Couverture du livre Dieu versus Darwin

[1Cf. Jacques Arnould, Dieu versus Darwin. Les créationnistes vont-ils triompher de la science ?, Paris, Albin Michel, 2007

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Jacques ARNOULD

Docteur en histoire des sciences et en théologie.

Publié: 01/07/2007
Les escales d'Olivier
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    Le Réseau Blaise Pascal (Sciences, Cultures et Foi), créé en avril 2001, est constitué de plus d’une vingtaine de groupes francophones d’inspiration chrétienne qui travaillent sur la question « Sciences, Cultures et Foi. » Les membres du réseau sont actifs dans l’enseignement et la recherche dans les domaines scientifiques (Universités, Grandes Ecoles, CNRS, INSERM), philosophiques ou théologiques (Facultés de Philosophie et de Théologie). Laïcs, diacres, pasteurs ou prêtres, ils sont pour beaucoup d’entre eux engagés dans le service des Eglises chrétiennes comme philosophes, théologiens et enseignants.