Zachée

Ma femme a peut-être raison, se dit Zachée : je suis un peu trop émotif ; Rabbi Jésus m’a tellement enthousiasmé, je m’attendais si peu à ce qu’il vienne chez moi (chef des collecteurs d’impôts, honni par tous les Juifs honnêtes et purs) que j’ai fait une promesse un peu forte, beaucoup trop forte. Donner la moitié de mes biens aux pauvres et indemniser quatre fois ceux que j’avais lésés ...

Je ne me rendais pas compte, mais ça fait beaucoup ! Je ne croyais pas avoir été aussi malhonnête, mais en consultant mes livres, la liste de ceux à qui j’avais fait du tort était longue, très longue. Alors, j’ai beau être riche et même très riche, mon train de vie va être drôlement réduit.

J’ai commencé par remettre leurs dettes à tous ceux qui étaient esclaves chez moi, en tant que débiteurs insolvables : et ils sont redevenus libres. Ils m’ont remercié et sont partis contents et, finalement, la maison est devenue plus agréable parce qu’elle était encombrée par une domesticité qui travaillait peu et dans la morosité ; de ce côté-là, ma générosité s’est révélée bénéfique pour moi, et mon épouse en a convenu. J’ai vendu presque toutes les maisons et les champs y afférant que je possédais ici ou là, et l’argent recueilli a été distribué ; en y réfléchissant, là aussi ça m’a soulagé. Surveiller le rendement de toutes ces propriétés m’astreignait à un contrôle incessant, surtout que, quand on vit dans cette mentalité, on en veut toujours plus ; aujourd’hui, je reconnais que je me sens soulagé, plus libre ; et puis enfin, j’ai encore de quoi vivre largement. Ce n’est pas demain la veille que ma famille va mourir de faim ; et mes enfants paraissent aussi très contents. Les autres gosses du village acceptent de jouer avec eux maintenant : jusqu’ici, on les tenait à l’écart à cause de mon métier. Moi aussi d’ailleurs, je souffrais de ce rejet ; je faisais seulement semblant de ne pas m’en apercevoir, et circulais très vite, la tête baissée, quand j’étais obligé de sortir.
Depuis la visite de Rabbi Jésus, on me salue dans la rue et il y en a même qui me sourient. Cela me fait tout drôle et je trouve cela très agréable ; ma femme aussi, elle m’en a parlé.

Mais il y a un sacrifice que j’hésite à faire, et que j’ai bien envie de passer à l’as, malgré la promesse faite à Rabbi Jésus. Parce que les autorités d’occupation ont beau être méfiantes, j’ai quand même réussi à les gruger, pas de beaucoup, mais quand même ! Si je veux rendre quatre fois ce que j’ai réussi à leur extorquer, je vais être obligé de vendre la maison que je possède au bord de la mer, et où nous nous rendons quand la chaleur devient intolérable ici.

Et ça, ça va être un vrai sacrifice pour toute la famille. Alors, je me demande si je suis obligé d’être honnête vis à vis de gens qui nous spolient depuis de nombreuses années. Quand j’ai promis, c’est vrai, je n’ai pas fait de distinctions entre les différents débiteurs, mais est-ce que je dois vraiment dédommager ces Romains ? J’ai bien envie de m’en dispenser ; je ne me sens pas coupable vis-à-vis d’eux ; mais vis-à-vis de Rabbi Jésus, ça me rend tout chose de penser qu’Il pourrait repasser par chez moi... Ce diable d’homme, il m’a fait confiance, totalement confiance, comment ne pas lui répondre par une confiance égale ?

Bon, allez, c’est décidé ! Je vais vendre. J’ai d’ailleurs un acheteur tout prêt, un acheteur que je n’aime pas beaucoup. Il s’agit de mon beau-père avec qui je suis fâché, car au moment de verser la dot promise lors de mon mariage, il s’est défilé en partie, et depuis, nous n’avons plus de relation.

Et alors, tenez-vous bien ! Je vais chez lui, je suis assez tendu. Nous signons les actes, il me verse la somme convenue et je m’apprête à partir ; nous n’avons pas échangé quatre mots. Il me barre la sortie, prend l’acte de vente, le déchire, puis il me dit : "Zachée, je me rends compte que je vous ai spolié au moment du contrat de noces : je vous donne cette maison pour combler ma dette. Vous ne pouvez pas comprendre, mais j’ai entendu un certain prophète, et en l’écoutant, j’ai regretté d’avoir agi ainsi vis-à-vis de vous. Je préfère être honnête."
J’ai éclaté de rire, me suis jeté dans ses bras, et nous avons parlé de Rabbi Jésus à en perdre haleine.

C’est sûr, le monde serait plus beau si tout le monde écoutait Rabbi Jésus.

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Françoise REYNÈS

Laïque mariste († 2011).

Publié: 11/10/2004